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«Cramés, les enfants du monstre» : plongée dans la jeunesse sacrifiée des quartiers nord de Marseille

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Après avoir dévoilé dans La Fabrique du Monstre les mécanismes d’un système politico-mafieux à l’œuvre à Marseille, puis analysé dans La Chute du Monstre, l’effondrement de ce même système, Philippe Pujol achève sa trilogie avec Cramés – Les enfants du Monstre.

Ce dernier volet s’attache au portrait poignant des enfants et adolescents livrés à eux-mêmes, broyés par un engrenage fait de trafic, de violence et d’abandon. À travers une immersion longue et respectueuse, le journaliste-écrivain donne la parole à ces « cramés », jeunes victimes d’un système qui se régénère à leurs dépens. Un récit nécessaire, dur mais humain, qui éclaire les réalités d’une jeunesse sacrifiée et appelle à une transformation profonde.

Le Matin d’Algérie : Ce nouveau livre clôt une trilogie entamée avec La Fabrique du Monstre et poursuivie avec La Chute du monstre. Comment s’inscrit Cramés – Les enfants du monstre dans cette continuité ?

Philippe Pujol : Le « Monstre » n’est pas une fatalité immuable. C’est un système profondément enraciné, difficile à abattre. Il peut être bloqué ou freiné, mais tant que les pratiques de corruption, clientélisme et favoritisme perdurent, le monstre se régénère. Changer de gouvernance ne suffit pas forcément, car les habitudes du système restent les mêmes, quel que soit celui qui prend le pouvoir.

La véritable bataille est de rompre avec ces mécanismes invisibles qui perpétuent l’injustice et l’abandon. Ce n’est qu’en transformant durablement les pratiques politiques et sociales que l’on pourra espérer vaincre ce monstre qui dévore les quartiers populaires. Cramés montre les conséquences concrètes de ce système en décomposition : les enfants du Monstre, ces jeunes abandonnés, victimes d’un engrenage qu’ils n’ont pas choisi. Ce livre est la suite logique et inévitable de la trilogie.

Le Matin d’Algérie : Pourquoi avoir choisi de centrer ce dernier volet sur les enfants et les adolescents ?

Philippe Pujol : Parce que ce sont les plus vulnérables et les plus invisibles. J’ai voulu m’intéresser à leur vie, à leurs environnements, à leurs rêves, à leurs vécus – pas à leurs réseaux ou trafics. Ces jeunes subissent souvent, dès le plus jeune âge, l’abandon familial, social, institutionnel. Mais ce sont avant tout des jeunes avec des espoirs et des histoires qui méritent d’être racontées.

Le Matin d’Algérie : Qui sont ces “cramés” que vous décrivez ? Que recouvre ce mot dans le contexte de votre livre ?

Philippe Pujol : Leur destin est brûlé vif dès le début. C’est comme ça qu’ils s’appellent entre eux. Ce sont des gamins utilisés, qui petit à petit n’auront pas d’autre possibilité que de continuer à être dans les stups ou la prostitution, souvent liés. Tous les malheurs les ont consumés totalement, il n’en reste que du charbon. Ils dealent le charbon mais ils sont eux-mêmes le charbon.

Le Matin d’Algérie : Comment avez-vous rencontré ces jeunes dont vous retracez les parcours ? Quel lien avez-vous noué avec eux ?

Philippe Pujol : J’étais déjà sur le terrain depuis des années. Je ne suis pas allé vers eux pour parler des trafics ou réseaux, mais pour comprendre leur quotidien, leurs vécus, leurs rêves. La confiance s’est construite lentement, parfois sur plusieurs années, dans la patience et l’absence de jugement.

Le Matin d’Algérie : Votre travail s’appuie sur une immersion de longue durée dans les quartiers nord de Marseille. Quelles évolutions avez-vous constatées depuis vos débuts ?

Philippe Pujol : Beaucoup croient qu’il y a beaucoup d’argent dans ces quartiers. Ce n’est pas vrai. Sinon, on verrait des magasins, des voitures de luxe en circulation permanente. La réalité, c’est une grande précarité. Certaines voitures de luxe sont louées pour faire des photos sur les réseaux sociaux, une image factice. L’argent liquide circule très peu dans les mains des jeunes des cités. Certes, certains ont investi dans des snacks ou autres commerces, mais la majorité ne connaît pas la richesse. Et dans les trafics, la plupart des jeunes ne gagnent pas grand-chose, contrairement aux idées reçues.

Le Matin d’Algérie : Dans quelles conditions ces enfants basculent-ils dans les trafics, la violence ou la prostitution ? Y a-t-il des facteurs communs ?

Philippe Pujol : Le point commun, c’est l’abandon : familial, scolaire, institutionnel. Le système recrute ces enfants parce qu’ils sont vulnérables. En bas de l’échelle, il y a ces « choufs », ces guetteurs qui restent des heures dans la rue, payés au lance-pierre, souvent endettés auprès des plus gros. Cette spirale d’endettement et de pression pousse beaucoup à glisser dans les trafics ou la prostitution. Beaucoup ne s’en rendent pas compte, ils pensent « se débrouiller ». Mais c’est un piège. Dans les réseaux de prostitution, j’ai rencontré plus tard des filles qui ont commencé à se mettre en relation pour vivre autrement, ce qui montre qu’il se passe quelque chose, une prise de conscience et des tentatives d’échappatoire.

Le Matin d’Algérie : Quel rôle jouent, selon vous, les institutions – École, Justice, Aide sociale à l’enfance – dans ces trajectoires ?

Philippe Pujol : Elles devraient être des protections, mais elles peinent à répondre aux besoins de ces jeunes. L’école, par exemple, n’est pas conçue pour des enfants ayant vécu des traumatismes graves. L’Aide sociale à l’enfance manque de moyens et de coordination. Ce n’est pas une question de mauvaise volonté, mais d’un système qui ne fonctionne pas à la hauteur des enjeux.

Le Matin d’Algérie : Votre récit montre une forme d’économie parallèle qui recycle la misère. Est-ce aujourd’hui un système à part entière ?

Philippe Pujol : Oui. Il y a une vraie organisation, avec des rôles définis : patrons, semi-grossistes, détaillants, guetteurs… Mais il faut rappeler que ce n’est pas une richesse facile. La plupart vivent dans la précarité, avec peu d’argent. Ce système se nourrit de la misère, mais ne l’efface pas.

Le Matin d’Algérie : Dans La Chute du Monstre, vous décriviez un effondrement politique et mafieux. Ce que vivent ces enfants est-il une conséquence directe de cet effondrement ?

Philippe Pujol : Oui. La chute du système politique et mafieux a créé un vide qui n’a pas été comblé. Dans ce vide, les plus fragiles trinquent. Ces enfants sont la face visible d’un abandon profond de la société.

Le Matin d’Algérie : Avez-vous croisé des jeunes qui ont réussi à s’en sortir ? Ou des initiatives locales qui tentent de faire front ?

Philippe Pujol : Bien sûr. Tous les jeunes des quartiers ne sont pas délinquants. Beaucoup font des études et réussissent. J’ai aussi rencontré des filles dans des réseaux de prostitution qui se sont mises en lien pour tenter de changer leur vie. Il y a des acteurs locaux, des associations, qui essaient de faire bouger les choses, même si c’est un combat difficile.

Le Matin d’Algérie : Comment avez-vous travaillé l’écriture de ce livre ? Vous mêlez témoignages, portraits, descriptions : quelle a été votre méthode ?

Philippe Pujol : J’ai voulu donner la parole aux jeunes avec honnêteté et respect, sans jugement ni sensationnalisme. J’ai écouté, enregistré, noté, sur plusieurs années. J’ai essayé de restituer leur quotidien, leur humanité, pour que le lecteur puisse comprendre leur réalité.

Le Matin d’Algérie : Au-delà de Marseille, pensez-vous que ce que vous racontez concerne aussi d’autres villes en France ?

Philippe Pujol : Oui, clairement. Marseille est emblématique, mais ces dynamiques existent dans beaucoup de grandes villes françaises, là où la précarité et l’abandon social sont aussi présents. C’est un problème national.

Le Matin d’Algérie : S’il ne fallait retenir qu’un message de ce livre, pour les lecteurs comme pour les pouvoirs publics, lequel serait-il ?

Philippe Pujol : Ces enfants sont encore des enfants, même quand ils dealent ou vivent dans la rue. Ce sont des vies brisées par l’abandon. Si on ne fait rien, le Monstre continuera de se régénérer, et c’est une part entière de la société qui disparaît. Pour changer, il faut transformer en profondeur les pratiques politiques et sociales, agir durablement.

Entretien réalisé par Djamal Guettala

Récompenses

3e Prix Varenne en 2010 pour un article sur les Roms l’exploitation de la misère par la misère

Prix Varenne PQR 2012 pour sa série French deconnection, publiée dans La Marseillaise entre juillet et aout 2012.

Prix Albert-Londres en 2014 pour sa série d’articles « Quartiers shit » sur les quartiers nord de Marseille

Prix ESJ-Paris en 2017 pour La Fabrique du Monstre

Mention spéciale ASBU du PriMed 2018 pour le documentaire Marseille, ils ont tué mon fils

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