Fatima Kerrouche, écrivaine et journaliste d’origine kabyle née à Charenton-le-Pont (Val-de-Marne), s’est imposée comme une figure essentielle de la transmission culturelle amazighe en France.
Son œuvre littéraire, à la croisée de la mémoire et de l’imaginaire, s’attache à faire vivre les traditions berbères à travers une approche à la fois fidèle à l’héritage ancestral et résolument tournée vers le présent.
Une écriture au service de la transmission culturelle
Spécialisée dans le conte berbère, Fatima Kerrouche inscrit son travail dans une démarche de valorisation du patrimoine kabyle, qu’elle explore sous un angle poétique, ludique et accessible. Ses récits, empreints d’imaginaire, de finesse et d’émotion, contribuent à préserver une mémoire orale longtemps négligée, tout en offrant aux jeunes générations une passerelle entre les cultures et les époques.
Loin des clichés folkloriques, elle propose une relecture sensible des légendes kabyles, dans laquelle les femmes, les enfants et les figures mythiques tiennent une place centrale. À travers son style fluide et imagé, elle réhabilite un art narratif profondément enraciné dans la tradition orale berbère, tout en l’adaptant aux lecteurs d’aujourd’hui.
Fatima Kerrouche est l’auteure d’une série d’ouvrages qui mettent à l’honneur les contes et légendes de Kabylie, Le voyage de la reine Tin Hinan (2015), récit inspiré de la figure légendaire de Tin Hinan, reine touarègue et symbole féminin de puissance et de sagesse, Le coffre de Megdouda : contes de Kabylie (2014) : une anthologie de récits traditionnels, ancrés dans l’univers kabyle, Thiziri, princesse Clair-de-Lune (2012) : un conte poétique mêlant mythe, nature et féminité, Les contes de mademoiselle Soumicha (2011) : recueil dans lequel l’autrice revisite les codes du conte berbère avec humour et tendresse, Ninisse la petite Berbère et Ninisse au cœur de l’Atlas (2011) : histoires pour enfants mettant en scène une héroïne kabyle, curieuse et intrépide.
Elle a également participé à l’ouvrage collectif Fière Algérie (Éditions Dalimen), dirigé par Samira Bendris, qui rassemble des voix algériennes autour de l’histoire et de la fierté culturelle.
Fatima Kerrouche est régulièrement invitée à des salons et festivals littéraires en France et en Algérie, où elle présente ses ouvrages et anime des ateliers autour du conte. Parmi ses participations, Festival International du Livre Jeunesse d’Alger, La Comédie du Livre à Montpellier, Salon Maghreb des Livres à Paris, Salon International du Livre d’Alger, Rencontres à Béjaïa, Marseille, Alger, Grenoble…
Par son engagement et sa pédagogie, elle joue un rôle central dans la transmission intergénérationnelle des récits berbères et dans la reconnaissance de l’identité amazighe dans l’espace francophone.
Au-delà de ses publications, Fatima Kerrouche incarne une forme contemporaine de militance culturelle. Son écriture, mêlant tradition et modernité, contribue à redonner vie à une culture longtemps reléguée au silence. Elle permet aussi à de jeunes lecteurs issus de la diaspora ou curieux de l’Afrique du Nord de reconnecter avec une mémoire souvent fragmentée.
À travers ses contes, elle ne se contente pas de raconter des histoires : elle crée des passerelles entre les générations, les langues et les territoires, en apportant une touche de magie et d’émotion à un héritage trop longtemps méconnu.
Dans cet entretien, Fatima Kerrouche revient sur son parcours, tout en nous ouvrant les portes de son univers artistique, profondément nourri par la mémoire, l’imaginaire kabyle et le désir de transmission culturelle.
Le Matin d’Algérie : Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire des contes berbères ? Quel rôle jouent-ils selon vous dans la transmission culturelle ?
Fatima Kerrouche : Avant de me plonger dans les contes, j’avais écrit deux romans : Ninisse la petite berbère et Ninisse au cœur de l’Atlas. L’écriture des contes est venue un peu après. Ce qui m’a donné envie d’écrire tout court, c’est le résultat d’un parcours de littéraire de lecture assidue depuis mon enfance et puis finalement l’écriture est venue presque naturellement. J’ai toujours été habituée à écrire entre les devoirs de philosophie, les devoirs de droits, la rédaction d’actes administratifs, écrire pour le personnel municipal de la ville où je travaillais en région parisienne. Et peut-être un acte fondateur : Écrire pour mes parents qui n’ont pas eu la chance d’aller à l’école, les papiers administratifs, mais aussi écrire au village et répondre aux lettres en provenance de Kabylie, avec des formules consacrées, dont s’est inspiré Slimane Azem ! Les plus anciens s’en souviendront !
Donc l’écriture a toujours été très présente dans ma vie, et encore plus encore aujourd’hui.
L’idée d’écrire des contes est arrivée un peu plus tard, même si Ninisse était déjà imprégnée des contes. Au cours d’une discussion, un ami évoque la princesse astucieuse d’un conte. Je suis intriguée par ce conte qui valorise les femmes et dont la figure féminine est très positive, la Fille du charbonnier, dans le Grain magique de Taos Amrouche. Je commence à regarder de plus près. J’ai tiré un seul fil de laine et c’est tout un écheveau qui s’est déployé.
Ce fut pour moi une plongée dans les contes et d’emblée, sans trop vraiment réfléchir je me suis lancée dans un travail de recherche, puis d’écriture ou plutôt dans un travail de récriture des contes à ma façon, mais avec une belle part de création. Mes quatre livres publiés : Les Contes de Mlle Soumicha, Thiziri, princesse claire de lune, Le Coffre de Megdouda et Le Voyage de la reine Tin Hinan, aux éditons Editinter sont le résultat d’une imprégnation et d’une réappropriation de ces contes, une recherche, une reprise avec la création d’un personnage qui traverse le temps et l’espace….
Je me suis questionnée sur la légitimité à reprendre et retravailler ces contes. Mouloud Mammeri, Taos Amrouche avec le Grain magique ont publiés les contes…. Et de nombreux auteurs comme Youcef Allioui, docteur en sciences sociales qui non seulement dit les contes mais en produit une analyse comme Camille Lacoste Dujardin… Je pense aux conteurs Moussa Lebkiri, Idir Farès et aussi Nora Aceval qui fait un travail sur contes grivois… Au fil du temps, mes lecteurs valident mon travail autour des contes avec enthousiasme, avec souvent les mêmes mots empreints de nostalgie : « Quand j’étais enfant, ma grand-mère me disait des contes ». Ce ne fut pas mon cas, j’ai eu deux grands-mères Baya et Fadhma, que je voyais chaque été en Kabylie, or les contes sont réservés aux nuits froides de l’hiver. J’ai eu l’occasion de le dire à plusieurs reprises, et c’est plus tard que je m’en suis aperçue. En écrivant mes quatre livres de contes, je me suis en fait, avec le personnage intemporel de Mademoiselle Soumicha, créée, récrée une grand-mère conteuse et c’est cela qui fonde une certaine légitimité à mon travail au tour des contes et les lecteurs comprennent ma démarche de réappropriation, d’imprégnation, de réinterprétation des contes voire de réparation.
Le Matin d’Algérie : Quel rôle jouent-ils selon vous dans la transmission culturelle ?
Fatima Kerrouche : Je pense qu’il y a un désir profond général à vouloir retrouver les contes de l’enfance, pour le public adulte et les auteurs qui en font leur matière, telle une nécessité, une référence familière et une réminiscence rassurante.
Les contes sont la petite madeleine de Proust des Kabyles. Ils constituent, un bien commun, une richesse considérable, un patrimoine inestimable qui en appelle aux mythes et aux croyances inspirés de la mythologie grecque ou de textes sacrés. En ce sens, ils jouent un rôle important dans la transmission culturelle. Les contes se transmettent en eux-mêmes, et je me dis que la situation d’exil, d’immigration peut parfois, souvent couper cette transmission.
Les contes portent en eux des valeurs leçons de vie, des notions de justice, de courage, de solidarité et de respect, des croyances qui se transmettent d’une génération à une autre.
Les contes kabyles et berbères en général sont inscrits dans notre mémoire collective ; ils sont ancrés dans notre inconscient individuel et collectif. Les contes contribuent également à la réservation de la langue. Mon premier livre Ninisse la petite Berbère a été publié en version bilingue en Algérie : Ninis, Tamaziγt tamecṭuḥt, traduit par Akli Kaci, aux éditions Hibr (M’hand Smaïl – Alger).
Les contes sont un moyen de valoriser, de défendre et de renforcer notre identité. Ils reflètent une vision du monde kabyle, ses croyances, ses peurs, ses espoirs et son rapport à la nature. Ces contes servent à divertir, mais aussi à éduquer et à transmettre des valeurs essentielles qui cimentent la culture kabyle : patience, persévérance, prudence face à la trahison, esprits de la nature, et les croyances traditionnelles liées au monde invisible… solidarité et entraide, respect de la nature, préservation de l’environnement. Sans oublier les animaux qui parlent et donnent des leçons de vie… Pour ses fables, Jean de la Fontaine s’est largement inspiré d’Esope… Beaucoup d’histoires racontent des personnages qui surmontent des obstacles grâce à leur détermination et leur bravoure.
Les personnages des contes font souvent preuve de créativité et d’ingéniosité pour résoudre des problèmes, encourageant une approche astucieuse face aux défis, à l’exemple de Megdouda dans mon livre Le coffre de Megdouda. Son époux de prince refuse qu’elle soit plus intelligente que lui et en la menaçant de quitter le palais… (machisme du prince !). Et un jour, l’héroïne dut faire preuve d’ingéniosité et d’astuces pour sauver son mariage.
Si les contes kabyles sont une empreinte forte de notre identité et de notre culture, ils véhiculent comme les contes du monde entier, des valeurs universelles, celles de notre humanité. Un conte n’est pas fait pour endormir un enfant mais pour l’éveiller…
A mon avis, il faut dire ou lire les contes aux enfants dès leur naissance. Dans un de mes livres préférés, un livre important que je conseille ou offre à mes amies : femmes qui courent avec les loups, l’auteur Clarissa Pinkola Estés, psychanalyste et conteuse a fouillé telle une archéologues les contes européens, américains, sud-américains…. On y retrouve beaucoup de similitudes avec les contes kabyles. Ce qui témoigne de notre universalité ! Ce livre sacré, en l’honneur de la puissance femmes, m’inspire énormément….
Le Matin d’Algérie : Votre œuvre met souvent en avant des figures féminines fortes. Quelle place la femme occupe-t-elle dans l’imaginaire kabyle que vous explorez ?
Fatima Kerrouche : La princesse Megdouda, la princesse Thiziri, mademoiselle Soumicha, la grand-mère Jidda, Lalla fatam N’Souler, Tin Hinan, l’ogresse Tsériel, la reine Dyhia, Ninisse… oui dans mes livres quelques figures fortes… celles des contes féeriques, fictifs et les autres… les femmes, les guerrières, les femmes au foyer, les muses, les princesses, les petites filles, les mères, les grands-mères…
J’aime cultiver le féminin sacré, notamment dans la Lionne de feu, ou la lignée de femmes qui se transmettent les clés de leurs secrets d’une génération à une autre, de mère en fille…. Et effectivement, je suis très inspirée par ce livre Femme qui courent avec les loups… l’auteur Clarissa Pinkola Estés, psychanalyste, conteuse et journaliste explique « parce que la société et la culture musèle la femme sauvage… instinctive, créatrice qui dispose de force naturelle et d’un savoir qui vient de la nuit des temps » … La scientifique Michèle Caffin, dentiste de son métier m’a un jour confié : « On a toujours voulu voler le soleil des femmes ».
Donc oui, dans mes livres, mon œuvre, évoluent des figures féminines fortes, des femmes charismatiques inspirées des femmes de ma famille, des femmes que je côtoie… et concernant notre culture, je pense l’ouvrage La vaillance des femmes kabyles… Camille Lacoste-Dujardin y contredit la thèse de Bourdieu selon laquelle les femmes, sur l’exemple de la société kabyle auraient incorporé » la domination masculine ».
Camille Lacoste Dujardin démontre comment les femmes, « avec une lucidité et une vaillance exemplaire, ont construit en Kabylie une » science des femmes « , où la résistance s’est muée en contre-attaque : elle s’exprime dans les contes que les mères inculquent aux enfants, où l’adulte effrayant est l’ogresse Tséryel, expression extrême de la rébellion féminine aux contraintes masculines que cette femme sauvage dénonce en chacun de ses actes.
Le Matin d’Algérie : Quelle place la femme occupe-t-elle dans l’imaginaire kabyle que vous explorez ?
Fatima Kerrouche : Des femmes occupent l’imaginaire kabyle, notre inconscient, notre histoire…. Peu de temps avant d’écrire la Lionne de feu… je pensai à Dihya, notre reine amazighe… Je ressentais son énergie puissante. Je me disais, il me faut retrouver l’énergie de cette vaillante guerrière, libre et puissante… Et j’ai eu besoin de me reconnecter avec elle… je pense que Dyhia est en moi, en nous et en de nombreuses femmes, je pense à notre amie Siham, danseuse et chamane. La reine Dihya a traversé le temps et nos mémoires ancestrales. Son héritage est souvent célébré dans la littérature et la culture kabyles comme un symbole de résistance et de fierté. Je pense également à Fatma N’Soumer, héroïne de la résistance contre la colonisation et aux autres résistantes.
Les Kabyles la célèbrent, pour son courage et de détermination. Ces femmes sont des modèles de lutte, de résistance, d’indépendance et de fierté sont des sources d’inspiration pour les générations suivantes. La place des femmes dans l’imaginaire kabyle est riche et complexe, mêlant tradition, culture et évolutions sociales. Dans la littérature, la poésie et la musique kabyles…
Notre figure incontournable c’est Taos Amrouche… la référence absolue… J’ai une admiration pour cette femme de lettre, elle-même ancrée dans notre moi intérieur.
Mon village en Kabylie, Guendouz (At r’zine) est à 6 kilomètres d’Ighil-Ali, village dont est originaire la famille Amrouche… et cela me touche beaucoup… ces femmes sont inspirantes que ce soit en France ou en Kabylie.
Les héritières de Taos Amrouche ou de Fathma Aït Mansour, dont Maïssa Bey, Léïla Sebbar, Aïssia Djebbar, Tassadit Imache, Tassadit Yacine… et j’en oublie… Il y a certainement une place à défendre pour raconter des histoires, créer des textes, témoigner par le roman ou par le théâtre, à l’instar de Zohra Ait Abbas ou d’Aïni Iften…Mais je pense aussi à toutes les femmes auteurs que je rencontre à l’image de Sadia Tabti, Habiba Benhayoune, Djemila Benhabib … Je précise que mon travail a été étudié par Léïla Bouzénada, professeur à l’université de Blida, dans l’ouvrage collectif Les Franco-maghrébines, autres voix/écritures autres sous la direction de Najib Rédouane et de Yvette Bénayoun-Szmidt aux éditions L’Harmattan.
Les luttes et engagements pour les droits des femmes et l’éducation a permis à beaucoup de femmes de s’affirmer dans des rôles publics, politiques, associatifs et professionnels. Et puis toutes celles qui œuvrent dans le tissu associatif comme Samia Kachir ou celles devenues élues de la république…Sabrina Abchiche, Samira Bensalem Oul Amara… des femmes inspirantes pour les autres femmes, les hommes et les générations suivantes.
Aujourd’hui, les femmes kabyles continuent de jouer un rôle essentiel dans l’affirmation de leur identité et dans la redéfinition de leur place au sein de la société, tout en maintenant un lien fort avec leurs racines culturelles. Perçues souvent ou voulues comme les gardiennes de la culture, des traditions et des valeurs, mais à travers les décennies, les transformations sociales et politiques ont également modifié la perception des femmes dans la société kabyle. Cela a également entraîné une redéfinition de certains aspects de leur place dans l’imaginaire collectif, où elles sont de plus en plus perçues comme des actrices du changement social.
Les femmes surtout dans notre culture n’ont pas d’autres choix que d’être des femmes fortes à l’image de ma mère, de nos mères et de mes grands-mères, nos grands-mères. Ces figures féminines fortes qui ont une grande place dans notre histoire, notre imaginaire kabyle mais aussi dans notre quotidien doivent être source d’inspiration pour notre propre vie, nos choix individuels aussi bien pour les femmes elles-mêmes que pour les hommes. Elles sont pour moi un hymne à la liberté, elles ont une place de choix dans mes livres.
Le Matin d’Algérie : Comment conciliez-vous fidélité à la tradition et adaptation à un public contemporain, notamment jeune ?
Fatima Kerrouche : Je ne sais pas vraiment si je concilie fidélité à la tradition et d’adaptation à un public contemporain… mes livres sont identifiés comme appartenant à la littérature jeunesse, puisque l’héroïne principale de mes livres est une petite fille ; j’ai également aussi imaginé des personnages de petits garçons. J’aime à dire que j’écris pour les petites et les grandes personnes.
Mes livres sont empreints de valeurs universelles, de voyages, de fééries, de gourmandises, de la vie etc… J’écris ce qui me vient à l’esprit, je suppose que chaque lecteur doit s’approprier les textes et y puiser ce qui lui convient, ce qui l’inspire. Prendre ce qui lui plait à travers la découverte de mon univers situé entre les deux rives de la Méditerranée.
Un jour en Kabylie un vieux monsieur m’a dit : « Tu as les racines en Kabylie et les branches en France… ». J’aime beaucoup, cette idée d’enchevêtrement. Donc c’est avec le matériau de mes deux cultures que je me suis construite et cela transparait dans mes livres.
Mon univers littéraire se tisse avec ce que je suis, ce que je vis, ce que je lis, mes rencontres, mes pensées, ma vie intérieure, mon histoire. Je ne sais pas si je m’adapte… Mademoiselle Soumicha, la vieille conteuse a parfois cinq ans et parfois cent ans, elle est intemporelle, et comme elle, mes histoires sont intemporelles… A chacun d’y trouver son « conte ».
Mais il est vrai, j’aime l’idée que les enfants aient accès au beau, à la beauté, à l’art. Dans le livre spirituelle de Simone Pacot, l’évangélisation des profondeurs, que j’ai lu il y a longtemps, j’ai gardé en mémoire son message d’espoir pour l’âme humaine avec l’idée puissante que chaque être a droit à la beauté. Cela me tient à cœur, offrir de la beauté aux enfants. Mes livres sont « feel good » ! avec de la joie, des rires, de la gourmandise… Concilier la fidélité à la tradition et adaptation à un public contemporain, j’opterai plutôt pour la notion de valeurs universelles, ancestrales, intemporelles… C’est à mon sens un chemin personnel, intrinsèque, pas toujours simple… Personnellement je ne cherche pas à concilier quoique ce soit… Au lecteur de se forger une idée. Les livres doivent permettre d’aider les jeunes à éveiller leur esprit, leur curiosité.
Le livre est un formidable outil qu’ils doivent s’approprier, savourer, déguster. Indispensable pour apprendre aux jeunes à cultiver leur scepticisme et leur sens critique ce que démontre parfaitement Albert Jacquard dans son livre, l’équation du nénuphar. Un des outils pour peut-être empêcher nos jeunes d’aller sans réfléchir vers les forces obscures de l’intégrisme.
Le Matin d’Algérie : Le personnage de Ninisse est devenu emblématique dans vos livres jeunesse. Que représente-t-elle pour vous ?
Fatima Kerrouche : Oui Ninisse est le personnage principal de trois de mes livres, avec des références dans les autres livres de contes. Un personnage emblématique… qui se confond avec son auteur. Souvent, on m’appelle Ninisse ou on m’identifie comme telle plutôt que par nom prénom. Donc Ninisse serait un personnage fort… et je tiens à le préciser pas du tout autobiographie. Oui, c’est un personnage récurrent, j’aimerais plus tard qu’il fasse partie intégrante de la littérature jeunesse comme Alice au pays des merveilles, les livres de la comtesse de Ségur… pourquoi pas… Pour moi Ninisse représente beaucoup de choses, peut-être une partie de moi-même, surement la meilleure partie de moi-même. Elle est un enfant intérieur. Ninisse ouvre les portes qui permettent d’accéder aux merveilleux au beau…
Et pour la vie réelle de l’auteur que je suis, Ninisse m’a permis de faire de belles rencontres, notamment lors des salons du livre, de voyager, d’obtenir mon poste de journaliste… Elle représente pour moi une aventure incroyable…
Elle me porte chance, elle m’ouvre des portes, me fait vivre des choses incroyables. Ninisse représente la joie, l’audace, l’énergie, elle est solaire. J’ai beaucoup de petits lecteurs qui adorent Ninisse comme une amie. Une journaliste de m’a connaissance a même posé le livre au chevet de son père en fin de vie, il adorait la petit Ninisse. C’est très émouvant. Tout le monde aime Ninisse….
Le Matin d’Algérie : Vous participez à de nombreux salons littéraires en France et en Algérie. Quel regard portez-vous sur la réception de la culture amazighe aujourd’hui ?
Fatima Kerrouche : Oui, j’ai participé et je participe encore à de nombreux salons littéraires. Ici en Occitanie, je participe à des salons du livre à Montpellier et dans des petits villages ; je voyage avec mes livres avec le sentiment, tel une mission faire connaître la culture amazighe. Le public de Montpellier ou des villages me posent des questions, certains évoquent leurs souvenirs en Algérie et me les racontent.
L’accueil du public est toujours chaleureux à la fois sur la culture kabyle et aussi sur les contes, la réception en est plutôt positive. Ninisse a un capital sympathie. Le public amazigh est en général conquis d’avance par mon travail qui ne suscite pas de discussion ou de polémiques. J’écris avec mon cœur, avec sincérité et non sans un certain engagement. Ce public en France et en Algérie est intéressé par les salons du livre mais par la culture amazighe en général. Il me semble que notre culture commence à être mieux connue, mieux perçue suscitant un intérêt certain. Et de plus en plus nombreux sont les auteurs amazighs, kabyles ou d’autres régions qui prennent leur plume. Ces dernières années, grâce à l’organisation des nombreux salons du livre, de nombreux auteurs se sont fait connaître. Et en Kabylie, les salons du livre, notamment ceux organisés courageusement dans les villages, sont des espaces d’expressions vraiment très précieux voire vitaux.
J’ai participé à de nombreux salons du livre du plus modeste au plus prestigieux, c’est toujours une grande joie, d’autant que je continue à recevoir des invitations. Je pense de par mon expérience que la réception de la culture amazighe est bonne, au vu des nombreux lecteurs qui se déplacent lors des salons. Une appréciation positive globale. En témoigne, l’important tissu associatif amazigh en France qui organise des événements culturels berbères mais aussi des salons du livre, tels une nécessité. Le salon du livre est un bel événement pour faire connaître notre culture ici et ailleurs. Le Réseau Culturel Franco-berbère en Ile de France fait un magnifique travail autour de notre culture, en témoigne la création des centres culturels. Chaque salon est un lieu de rencontres formidable pour les lecteurs mais aussi pour les auteurs entre eux et avec leur public. J’adore participer à ces salons organisés par la CBF, dont je partage les valeurs républicaines.
J’aime l’état d’esprit de ces événements qui font vivre notre culture en donnant une visibilité aux auteurs et à leurs ouvrages et aussi aux jeunes auteurs. Je pense aux équipes de la Coordination des berbères de France, à l’excellente présidente Djedjiga Issad, et aux bénévoles, des femmes exceptionnelles qui œuvrent au bon fonctionnement de ces salons et nous réservent toujours un excellent accueil. Le journaliste Mohand Kacioui, me dit que je suis la marraine de ces salons, à défaut de dire la doyenne ! Ce qui me plait vraiment concernant les salons du livre organisés par la CBF est que pour nombre d’entre eux, ils se déroulent dans des lieux prestigieux, hôtels de ville ou salle de la Légion d’honneur, accueillis par les élus de la république. Je suis particulièrement sensible à ce que notre culture amazighe soit ainsi reçue et puisse être mise à l’honneur, dans un bel écrin, celui des ors de la république.
Le Matin d’Algérie : Quels sont vos projets à venir et quelles thématiques souhaitez-vous explorer dans vos prochaines publications ?
Fatima Kerrouche : Un écrivain a dit : « un écrivain est toujours obsédé par le livre qu’il n’a pas écrit ». Cette citation me parle. Je pense très souvent aux quelques livres que j’ai encore à écrire. Je souhaite écrire la suite de Ninisse certes, mais j’ai déjà rassemblé de la matière et des idées pour d’autres livres sur des sujets plus engagés, en dehors de la littérature jeunesse. Peut-être, ai-je encore du mal à quitter Ninisse. Cela dit, je n’ai pas publié de livres depuis quelque temps, mais l’écriture est très présente dans ma vie professionnelle et personnelle. C’est une obsession, l’écriture est ma « préocu-passion », de ma vie, à chaque instant.
Je m’interroge toujours sur la présence si puissante de l’écriture dans ma vie, alors que mes parents comme beaucoup d’habitants de ma région en Kabylie, n’ont pas eu accès à l’école. Ce qui me met particulièrement en colère. Ma mère m’a raconté qu’elle pleurait de toute son âme implorant son père de la laisser aller à l’école.
Il y a une magie puissante de l’écriture et en même temps une certaine responsabilité. Je suis journaliste à la Ville et à la métropole de Montpellier pour le Magazine En Commun, parution bimestrielle https://encommun.montpellier.fr/index.php/magazines
Et pour le journal numérique, en parution quotidienne : https://encommun.montpellier.fr/. Cette passionnante écriture journalistique où je traite de nombreux sujets, demande du temps et prends en ce moment, le pas sur mon écriture littéraire. Je suis fière de mettre en valeur des actions et surtout au travers des portraits, mettre à l’honneur des artistes, des présidents d’association, des chefs d’entreprise, des commerçants, des architectes de Montpellier…. De plus, depuis 1998 je tiens un journal personnel, 27 volumes à ce jour, mais cela est en encore une tout autre histoire d’écriture.
Pour écrire, il faut du temps et l’esprit libre, l’écriture est comme le désir. Quand l’élan est là, c’est magique ! Je ne manque pas d’idées, ni d’inspiration… Concernant ma vie littéraire, en 2025, j’ai reçu plusieurs invitations à des salons du livre. C’est toujours un honneur, mais il me faut la concilier avec la vie professionnelle. Mon prochain salon est prévu le 14 septembre, quartier Figuerolles à Montpellier… Ce sera au bout de ma rue. Je vois qu’un salon du livre est prévu au centre culturel amazigh de Drancy, les 20 et 21 septembre. Des salons sont prévus dans plusieurs villages aux alentours de Montpellier. Le chemin continue…
Le Matin d’Algérie : Un dernier mot peut-être ?
Fatima Kerrouche : Que l’écriture a une place plus que prépondérante dans ma vie et dans ma tête… Je tiens tout d’abord cher Brahim Saci, à vous remercier de votre intérêt pour mon travail et de m’avoir accordé cet entretien. Poète fécond, journaliste, musicien, vous mettez en valeur les autres auteurs avec votre propre sensibilité d’artiste par vos interviews subtilement menés et vos « excellents » articles. Votre poésie est prolifique, délicate et agréable. Merci de votre générosité. Et je souligne l’importance des cafés littéraires à l’Impondérable que vous organisez avec notre cher Youssef Zirem.
Je voudrais aussi rendre hommage à mon éditeur Monsieur Robert Dadillon, fondateur des éditions Editinter. Né en 1935, il a 90 ans, je lui téléphone régulièrement, nous discutions beaucoup et c’est maintenant que je comprends qui il est. Il était engagé durant la guerre d’Algérie en tant qu’instituteur, en Kabylie. Il est revenu le 13 mai 1959. Il ne raconte pas cet épisode de sa vie dans le livre Brèves de vie, paru en 2023, écrit avec sa fille Laurence et son épouse Bernadette. Il n’en parle jamais, mais il m’a dit qu’il aimait enseigner à ces élèves kabyles curieux et avides de savoir.
Il a été ensuite instituteur et rééducateur psycho-pédagogique, il a aussi suivi le séminaire Françoise Dolto. C’est après sa retraite qu’il a créé les éditions Editinter en 1994. J’ai la chance d’avoir croisé monsieur Robert Dadillon sur mon chemin. Il m’a accompagné pour toutes mes publications avec bienveillance. Il a toute ma gratitude et ma reconnaissance. Un jour, je lui ai dit puisque vous appelez monsieur Dadillon, je vais vous surnommer My Dad ! mon papa, en littérature…
Entretien réalisé par Brahim Saci