J’ai pris quelques jours pour prendre de la distance suite à l’épouvantable événement du bus à El Harrach, justement pour la réflexion que je vais vous exposer.
Je ne sais plus les circonstances et les conséquences précises de l’accident du car qui circulait au bord des ravins de cette route qui, je l’espère, a été refaite de nos jours. Mais qu’importe car c’est de la réaction du très jeune enfant que j’étais que je vais rappeler.
Il y a des centaines de reproches que j’aurais à lui faire à ce gamin qui était moi, depuis les pensées imbéciles jusqu’aux choix sans cervelle. En fin de compte tout le monde a reconnu l’adage, si jeunesse savait, si vieillesse pouvait.
Mais pour une fois, l’adulte que je suis le félicite. Il avait eu la bonne approche. Une fois le moment d’épouvante passé, sa première réaction avait été d’avoir beaucoup de chagrin pour le chauffeur du bus et des voyageurs. Tout simplement parce que ce jeune enfant prenait ce car en aller-retour hebdomadaire pour se rendre à l’internat de Bouisseville.
Il s’est soudainement rappelé du visage de ces sympathiques chauffeurs, si souriant avec eux et si faussement grondeur lorsque nous étions turbulents. Eh bien, c’est la même chose pour ce car d’El Harrach. Il n’a jamais essayé d’accuser qui que ce soit sur le moment.
J’ai lu des centaines de réactions sur les réseaux sociaux. Et s’ils faisaient état de leur sincère compassion, c’est un flot de colère et d’accusations qui s’abat dans les lignes qui suivent. Le malheureux chauffeur (même si un jour sa responsabilité est démontrée) en a eu jusqu’à le démolir une seconde fois. Et voilà que tout le monde se met à hurler contre l’état du bus en question. Et des images, soit de la presse, soit déterrés sur Internet se sont abondamment déversées dans les posts publiés.
Cette mise en responsabilité en lynchage est-elle légitime et explicable ? Jamais une réaction violente du public ne peut mettre de la distance pour prendre en compte les réelles circonstances et juger des responsabilités.
L’effroi, le sentiment de compassion et d’injustice sont tout à fait attendus et prouvent l’humanité des sociétés. Mais ce sont les journalistes qui sont en charge de relater les faits dans leur immédiateté et la conscience des populations à faire taire la colère et la mise en responsabilité immédiate.
Il n’y a rien de plus critiquable que cette mise en responsabilité à chaud. La colère aveugle, l’accusation sans distanciation désarme la sereine réflexion. Non seulement elle est improductive mais provoque exactement le contraire qu’elle est censée provoquer.
C’est la meilleure façon de laisser l’oubli réapparaître car il est toujours à l’affût dans les suites des drames. L’évocation de l’événement se taira très rapidement et deviendra presque nostalgique. Ce ne sont pas les leçons qui seront tirées mais la douce rétrospection du passé.
Un peu comme le car de la corniche oranaise. Le jeune enfant ne savait pas tout cela mais il a bien fait d’ignorer le lynchage qui ne mène qu’à l’oubli car un lynchage public en chasse un autre. C’est maintenant aux experts de s’exprimer et au droit d’intervenir dans ce drame d’El Harrach. Or, le plus grand danger qui puisse leur arriver est de partager le sentiment de colère populaire pour base de leurs conclusions.
On dit que le droit est froid mais c’est justement son souci de la justice humaine qui s’exprime par cette froideur. La colère est le pire ennemi de la justice. Il la soumet à un jugement affectif et la compromet dans sa sérénité.
Si je mentionne le cas que je connais le mieux, il en est de même pour le législateur français. Combien de fois on assiste à la rédaction de lois suscitées par l’actualité chaude, inondée par l’émoi et la colère. Un assassinat horrible, et hop une loi, un accident de la route sous emprise de produits stupéfiants, et voilà une autre loi. Cela ne cesse jamais et l’empilement des lois finissent par produire mille répétitions et une jungle aussi vaste que les documents de la bibliothèque d’Alexandrie. Plus personne ne s’y retrouve.
Je me risquerai même à fâcher beaucoup de lecteurs et au-delà si je disais que la promptitude à décorer les sauveteurs n’est pas le bon moyen pour prendre du recul. C’est encore plus improductif lorsqu’il s’agit de les honorer d’une somme d’argent. C’est peut-être horrible ce que je veux dire mais c’est donner une valeur financière au courage des hommes et à leur vaillance.
Ne vous fâchez-pas, c’est une récompense à laquelle j’adhère entièrement mais elle prend le caractère que je viens d’évoquer si on ne prend pas le temps pour cette fameuse distance dont je parle depuis le début. Rien n’interdit d’attendre le retour à la sérénité pour les honorer. La presse peut le faire car, je l’ai déjà dit, sa mission est le compte-rendu de l’immédiat.
La compassion est l’honneur des humains, la précipitation et le lynchage public sont les erreurs de l’humain. J’ai pris du recul et j’ai laissé ma pensée dériver vers le souvenir du car de la corniche qui ne doit pas être de la nostalgie comme je l’ai affirmé précédemment.
C’est encore et toujours cette obsédante prise de recul qui me guide. Qu’on ne se méprenne pas, ce n’est pas de l’oubli ni une carte blanche à toutes les irresponsabilités mais au contraire le moyen de trouver leçon et de sanctionner, clairement, sereinement et efficacement.
Les cris et les invectives sont un vacarme qui noie l’esprit et aveugle les yeux.
Avanci l’arrière comme disaient les receveurs de l’époque, sur ces mêmes bus.
L’indépendance à vécu !