En Algérie, chaque crise a son slogan. Aujourd’hui, au milieu de la drogue, des agressions à l’arme blanche et des bandes organisées, le nouveau talisman est tout trouvé : « la culture du signalement ».
Le mot a l’air moderne, rassurant, presque scientifique. Il suffirait d’appeler, de dénoncer, et tout rentrerait dans l’ordre. Comme une lessive miracle qui efface 99 % des tâches ; sauf qu’ici, ce sont celles du sang et de la peur.
Personne n’ignore pourtant la réalité. Dans les cités d’Alger, les quartiers d’Oran, les ruelles de Constantine ou les périphéries de Batna, la drogue circule plus vite que les livres, les couteaux se portent comme des briquets, et les vidéos de bastons tournent sur TikTok comme des sketchs de fin de soirée. Le plus grave n’est plus l’acte, mais son spectacle numérique. La barbarie devient un produit de consommation : on filme, on partage, on rit, on commente. L’agression est réduite à une séquence de plusieurs secondes calibrée pour récolter des vues. Pendant ce temps, l’État annonce avec solennité : « signalez et vous serez protégés ». Comme si un numéro vert pouvait contenir une marée noire.
Car la vérité est crue : celui qui dénonce devient souvent la première victime. Le témoin harcelé, le plaignant intimidé, la famille stigmatisée. L’anonymat est une promesse, pas une garantie. La justice indépendante reste un mirage. La confiance envers les institutions, un gouffre. Et voilà qu’au lieu d’attaquer les racines du mal – ports poreux, douanes corrompues, réseaux intouchables, chômage de masse -, on transfère le fardeau sur le citoyen. « À toi de jouer, filme, appelle, dénonce. Nous, on communique. »
Le pire, ce n’est pas qu’on appelle au signalement. Dans une société organisée, signaler un crime peut sauver une vie. Le pire, c’est d’ériger cette pratique en culture, de la présenter comme une vertu collective.
Hier, le qawād avait un visage de honte : c’était le voisin qui vendait son voisin, le collabo qui trahissait pour survivre ou grimper. On l’appelait harki, rapporteur, indic. Sa tache ne s’effaçait jamais.
Aujourd’hui, on voudrait repeindre cette fonction en vert et blanc, en faire un pilier de citoyenneté. Plus troublant encore : ce sont parfois de jeunes juristes, visages prometteurs de la justice de demain, qui viennent sur les plateaux expliquer que la délation doit devenir une culture. La honte se transforme en vertu, et la peur en pédagogie.
Et comme si ce renversement ne suffisait pas, certains franchissent un cap délirant. Un pseudo-juriste, invité permanent d’une chaîne populiste, est allé jusqu’à appeler à dénoncer les non-jeûneurs pendant le mois de ramadan, peu importe leur santé ou leur incapacité. Voilà donc le citoyen sommé de surveiller l’assiette de son voisin et d’appeler la police si elle contredit le calendrier officiel ou religieux. Nous ne sommes plus dans la lutte contre le crime, mais dans la police des consciences.
Dans ce flot de dénonciations, qui s’est arrêté une seconde pour mesurer les excès et les abus ? Qui garantit que ces appels ne serviront pas à régler des comptes personnels, à venger une jalousie, à assouvir une haine ou à se rapprocher d’un poste et d’un privilège ? Dans un pays où l’administration elle-même fonctionne souvent par clientélisme, peut-on sérieusement croire que la délation sera utilisée avec discernement ? Le danger n’est pas seulement de transformer chaque citoyen en mouchard, mais de transformer chaque rancune en dossier, chaque envie de revanche en appel anonyme. On appelle cela une société de soupçons, pas une société de droit.
Le cinéma l’avait déjà montré. Dans « L’Évasion de Hassan Terro », avec le grand Rouiched, on voyait ces silhouettes encagoulées prêtes à dénoncer et livrer leurs voisins. C’était une caricature, mais derrière l’humour, une vérité sombre sur les logiques de soupçon et de trahison.
Aujourd’hui, les cagoules ont disparu, remplacées par les smartphones. Le mécanisme, lui, n’a pas bougé.
On livre son voisin en vidéo, on exhibe un non-jeûneur, on diffuse une agression comme une chanson. La barbarie et la collaboration se rencontrent dans la même séquence : filmer et dénoncer.
On confond ainsi deux illusions : celle du citoyen qui croit agir en filmant, et celle de l’État qui croit gouverner en appelant à dénoncer. Or, filmer n’arrête pas le couteau, et signaler n’assèche pas la drogue. Les vraies causes, tout le monde les connaît : une économie de survie qui fabrique des trafiquants, un chômage qui nourrit les bandes, une école qui laisse des générations sans repères, une justice aux ordres qui frappe les petits et protège les parrains, une corruption qui infiltre les ports comme les tribunaux. Tant que ces racines ne sont pas attaquées, la « culture du signalement » reste un slogan vide.
Et voilà qu’on confie ce rôle aux jeunes générations, celles qui devraient incarner la rupture. On ne leur demande plus de rêver une justice indépendante, mais de recycler la vieille logique du soupçon. On les habitue à l’idée que la vertu consiste à livrer plutôt qu’à juger, à filmer plutôt qu’à protéger, à dénoncer plutôt qu’à comprendre. Le danger est là : la jeunesse n’est plus appelée à construire l’État de droit, mais à devenir son vigile bénévole.
On pourrait presque sourire si ce n’était pas si grave. Demain, peut-être, on inventera une application officielle : « Dénonce ton voisin, filme ton agresseur, gagne des points de citoyenneté ».
On transformera la peur en programme de fidélité. Mais il faut avoir le courage de le dire : tant que la sécurité sera réduite à un réflexe de soupçon, tant que le qawād sera recyclé en modèle civique, la drogue circulera plus vite que les idées, les couteaux plus vite que la loi, et la barbarie plus vite que la justice.
Zaim Gharnati
C’est une stratégie des tyrannies : laisser se développer les violences urbaines et la criminalité pour que le citoyen supplie pour qu’on renforce la présence policière, supplie pour que la police soit plus autoritaire qu’elle ne l’est déjà, supplie pour que la police et la gendarmerie sature l’espace public. Il y a même des wilayas où on laisse délibérément se développer les meutes de chiens errants et enragés. Peu importe les abus de la police et de la gendarmerie, tant qu’on a la sécurité…
C’est une stratégie des tyrannies : l’Islam est un formidable instrument de contrôle de la population. L’Islam est une idéologie totalitaire dans laquelle le prisonnier construit lui même sa prison, se charge lui même du rôle de geôlier et bien sûr du rôle de surveillant de ses voisins ou de son prochain. Chaque musulman en Algérie est une caméra de surveillance qui veille sur son environnement. Je pense qu’il va nous falloir des siécles pour guérir le pays.