On croyait avoir tout vu : les printemps arabes colorés de jasmin, les foules pacifiques du Hirak, les slogans fleuris dans les rues. On croyait qu’après cela, les jeunes allaient rentrer chez eux, refermer l’histoire et attendre l’aumône du pouvoir. Raté. La nouvelle génération n’a plus de fleurs à brandir, seulement des téléphones. Et croyez-moi, un smartphone peut faire plus trembler un régime qu’une gerbe de jasmin.
On les appelle Gen Z212. Ça sonne comme un code wifi, c’est en réalité une clé d’accès à la révolte. Ils n’ont pas de parti, pas de leader, pas de vieux slogan marxiste ou islamiste. Ils ont mieux : TikTok. Là où le pouvoir colle des affiches de la Coupe du monde, eux collent des vidéos d’hôpitaux délabrés. Le contraste est implacable : des milliards pour les stades, zéro lit pour les malades. Leur poésie tient en trois mots : Santé. Éducation. Dignité. Pas besoin de constitutions interminables, pas besoin de leaders barbus ou cravatés. Juste trois mots, aussi lourds qu’un siècle d’injustice.
Nota bene : Gen Z désigne la génération née entre la fin des années 1990 et le début des années 2010. Le suffixe 212 renvoie à l’indicatif téléphonique du Maroc. Ensemble, Gen Z212 signifie donc « la jeunesse marocaine connectée », celle qui manifeste aujourd’hui dans la rue et sur les réseaux.
Les gouvernants savent négocier avec un syndicat, corrompre un parti, enfermer un leader. Mais que faire d’un mouvement sans tête, sans comité central, qui se multiplie à chaque clic ?
On arrête un militant, trois vidéos sortent le lendemain. On bloque une page Facebook, dix comptes TikTok naissent dans l’heure. On peut bien réprimer la rue, mais pas l’algorithme. L
e palais se découvre soudain impuissant : on ne dialogue pas avec un hashtag, on ne menace pas une story, on ne censure pas un même qui circule déjà sur des millions d’écrans.
« Le Printemps arabe » avait encore un parfum d’utopie. On parlait de démocratie, de liberté, de chute des dictateurs. La Gen Z, elle, n’a plus le luxe de rêver. Elle veut l’essentiel : se soigner sans mourir dans une salle d’attente, étudier sans mendier, travailler sans s’exiler. Ses slogans ne sentent plus le jasmin, mais la sueur des salles de classe bondées et la poussière des couloirs d’hôpitaux.
Un ministre peut parler une heure à la télévision ; il sera réduit en dix secondes ridiculisées sur TikTok. Les vieilles élites parlent en kilomètres, la jeunesse en secondes de vidéo. La politique autrefois se jouait en tribune, aujourd’hui elle se joue en scroll. Le rire est devenu une arme, le détournement un bouclier, le montage vidéo une barricade.
Et ce qui se joue au Maroc n’est peut-être qu’un prélude. Car ailleurs, d’autres Gen Z s’éveillent déjà. Au Népal, des milliers de jeunes ont défié la police après le blocage des réseaux sociaux : quatorze morts, un Premier ministre poussé à la démission, et une génération entière qui dit non à la censure et à la corruption.
À Madagascar, les coupures d’électricité et l’arrogance présidentielle ont suffi pour que les jeunes descendent dans la rue : le gouvernement a été dissous sous la pression. Au Pérou, une jeunesse fatiguée de la corruption et de la précarité manifeste contre des réformes injustes. Au Kenya, en Indonésie, aux Philippines, au Mali, les ingrédients sont là : une jeunesse hyperconnectée, un État qui promet sans livrer, une colère qui voyage plus vite qu’un avion, à la vitesse du numérique.
Partout, la pyramide des âges penche du côté des jeunes, et partout, les élites vivent comme si le temps leur appartenait. Partout, la fracture se répète : une élite d’en haut qui construit des stades et des palais, une jeunesse d’en bas qui réclame des lits d’hôpital et des bancs d’école. Gen Z212 n’est donc pas une simple crise marocaine. C’est peut-être le premier chapitre d’un nouveau cycle générationnel : pas une révolution romantique, mais une insurrection pragmatique, une politique de survie qui s’écrit en vidéos de quinze secondes.
Alors, verra-t-on la Gen Z ailleurs ? Déjà, à Alger, on murmure l’ombre d’une Gen Z213, enfermée dans ses frontières et ses désillusions. À Tunis, une Gen Z216 suffoque entre chômage et désenchantement, héritière d’une révolution inachevée. Et plus au sud, au Mali, une jeunesse sans avenir pourrait bien devenir la Gen Z223, fatiguée de la guerre et de la misère.
Le Maroc pourrait bien être le théâtre d’un essai grandeur nature. Si Gen Z212 marque un jalon, d’autres « Gen Z-mouvements » pourraient surgir, du Rif à Bamako, d’Alger au Caire. Parce que la colère, quand elle se digitalise, circule plus vite que les frontières.
Zaim Gharnati