Dans La Badiane et la Soie, Henri Perrier-Gustin ressuscite, trente ans plus tard, un périple de 20 000 kilomètres à travers l’Asie, accompli quasi sans avion avec Florence, sa compagne de route, de vie et d’écriture.
Au milieu des années 1990, ils traversent de Tokyo à Oulan-Bator, des steppes de Mongolie aux montagnes kirghizes puis aux monastères tibétains, en rêvant de Samarcande, tenant ensemble des carnets de voyage tissés de poésie, d’images et de rencontres.
À contre-courant de la frénésie contemporaine, le livre célèbre la lenteur comme une manière d’habiter le monde, de regarder, de comprendre. Il restitue l’émerveillement, mais aussi la profondeur du cheminement intérieur que ce voyage à deux a rendu possible. À travers ces visages croisés et ces paysages encore préservés, apparaît déjà un monde en mutation — celui qui bascule vers la mondialisation accélérée, la numérisation et l’uniformisation culturelle.
Henri Perrier-Gustin et sa compagne ont accepté de répondre aux questions du Matin d’Algérie, offrant un témoignage vivant sur leur itinéraire et leurs rencontres.
Un récit sensible, attentif, lucide.
Le Matin d’Algérie : Vous parlez d’un voyage de 20 000 kilomètres sans avion. Pourquoi ce refus de l’aérien ? Était-ce un choix politique, poétique, ou purement logistique ?
Henri Perrier-Gustin : C’était d’abord la volonté d’éviter la consommation de masse, et le choix assumé de voyager différemment. Les billets d’avion « tour du monde open » étaient à la mode : on enchaînait les pays en visitant souvent de façon superficielle. Il y a une forme de brutalité dans le déplacement en avion, qui va au-delà de l’enjeu écologique. On ne parlait pas encore de bilan carbone. Je voulais prendre le moins possible l’avion qui vous projette sans transition dans un autre lieu. Nous sommes partis huit mois, ce qui nous a donné le temps nécessaire à un voyage terrestre. Pour entrer en contact avec les habitants, avec leur mode de transport : trains, bus, et marche à pied. Le train, la route ont une autre saveur. J’ai une fascination nostalgique pour le train, et il y avait sans doute une démarche mêlant poésie et nostalgie. C’était aussi une façon de nous rapprocher des voyageurs dont les récits ont inspiré notre voyage comme Alexandra David Néel au Tibet ou Henri de Lacoste en Mongolie.

Le Matin d’Algérie : Comment s’est faite l’écriture à deux voix avec Florence ? Avez-vous chacun des parties distinctes, ou tout est-il imbriqué ?
Henri Perrier-Gustin : Dès le départ nous avions le projet d’écrire ces carnets à deux, pour garder une trace pour nous et nos proches. Nous envoyions régulièrement une copie de nos carnets. L’écriture était libre. Le récit est souvent imbriqué car nous relations les mêmes expériences avec des regards différents. Nous nous sommes parfois réparti les lieux en fonction de l’énergie, sans concertation, et avons écrit en alternance, ou en échos, comme un dialogue de nos expériences, de nos perceptions. Tout au long du voyage nous avons tenu ces carnets, avec constance, et malgré la fatigue, nous avons noté nos impressions.
Le Matin d’Algérie : Ce livre est né d’un périple accompli en 1995. Qu’est-ce qui vous a poussé, trente ans plus tard, à le publier aujourd’hui ?
Henri Perrier-Gustin : Cette vaste région a connu de grands bouleversements. Notre récit gardait la trace d’une époque révolue qu’il fallait partager. C’était aussi la partie de notre vie la plus intense, la plus riche en émotions, qui incarnait notre passion commune pour le voyage. Cela s’est imposé à moi et en 2022 je me suis attelé à l’ouvrage. J’ai commencé à compiler mes notes qui conservaient de nombreux blancs, racontés par Florence. C’était un voyage à deux, et la nécessité de fusionner nos carnets devint une évidence. Les carnets de Florence retrouvés, je les mis en forme. Des mois à retranscrire les centaines de pages, puis à sélectionner les passages, les images, à les séquencer. Je suis resté le plus possible fidèle au texte d’origine. Depuis trente ans je songeais à rouvrir ces carnets manuscrits restés dans des cartons.
Le Matin d’Algérie : Dans vos carnets, il y a une attention constante aux visages, aux gestes, aux instants. Quelle place accordez-vous à la photographie dans votre travail de mémoire ?
Henri Perrier-Gustin : Quand on ne peut communiquer en parole, le sourire est souvent la forme d’expression la plus avancée. J’ai essayé de saisir en images ces sourires, ces regards, la joie partagée de découvrir l’autre au bout du monde.
La photographie avait une grande place dans notre voyage et dans ma vie. Nous étions chargés de plusieurs kilos de matériel photographique et de pellicules et je me rêvais comme photographe professionnel. J’avais du mal à choisir entre écriture et photographie comme forme principale d’expression. Les images et les mots ont été indissociables dans ce voyage. Des deux mille diapositives rapportées, nous avons essayé de reproduire celles qui faisaient échos au récit pour permettre au lecteur de suivre notre itinérance et nos rencontres.
Le Matin d’Algérie : On sent dans le livre une grande tendresse pour les peuples traversés. Y a-t-il une rencontre, un moment, une parole, qui vous hante encore aujourd’hui ?
Henri Perrier-Gustin : Il y a effectivement de la tendresse car voyager ne peut se limiter à la visite des monuments et musées. C’est presque secondaire et anecdotique car on les oublie vite alors qu’on n’oublie pas les rencontres. Les monuments et musées permettent de comprendre l’histoire et les lieux de vie ou de pouvoir. L’intérêt premier du voyage est la rencontre des habitants et de leur langue. De nombreuses rencontres m’habitent encore aujourd’hui plus qu’elles ne me hantent. Des Kirghizes nous ont invités à l’occasion d’un mariage. Des discussions dans des monastères avec des moines tibétains sous la surveillance des policiers en civil et la colère de ne pas pouvoir leur parler librement. Des Ouigours nous ont accueillis dans leur maison. On connait aujourd’hui leur quotidien d’adultes. Les conditions de transport dans les montagnes sur des routes défoncées au bord de précipices. Les gardes armés de fusils d’assaut dans le bus qui nous conduisait au Nord du Pakistan à quelques kilomètres de l’Afghanistan en guerre…
Le Matin d’Algérie : Vous citez les grands voyageurs de l’histoire : Marco Polo, Zhang Qian, les pèlerins bouddhistes… Vous sentez-vous dans leur lignée ?
Henri Perrier-Gustin : En privilégiant le voyage terrestre, sur plusieurs mois, nous nous inscrivions dans une forme de continuité avec eux. Nous avons rêvé et organisé ce périple en nous nourrissant de récits de voyageuses et voyageurs comme Alexandra David Néel, Henri de Lacoste, Marco Polo, Chang K’ien. En étudiant l’historienne Luce Boulnois spécialiste de la route de la soie dont les écrits guidaient nos choix d’itinéraire. Son livre Routes de la Soie aux éditions Olizane contient des cartes précieuses. Ce voyage fut un pèlerinage sur les anciennes routes du commerce de la soie et des épices. Un hommage au commerce dans sa part la plus noble. Marco Polo était un commerçant vénitien. Commerce, voyage, et écriture ont toujours été liés.
Le Matin d’Algérie : La route que vous avez empruntée traverse des régions aujourd’hui fermées, sous tension, ou transformées. Que vous inspire cette accélération géopolitique de l’Asie centrale ?
Henri Perrier-Gustin : De nombreuses régions étaient déjà fermées à l’époque ou sous tension. La guerre en Afghanistan dans les années 80 avait éloigné les voyageurs de cette étape essentielle de la route de la soie. En 1991 l’effondrement de l’URSS a conduit à l’indépendance des républiques d’Asie centrale — Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Turkménistan et Tadjikistan — et à une instabilité politique accrue dans la région avec notamment la guerre civile au Tadjikistan en 1992. Les tensions lors de notre voyage étaient permanentes au Cachemire entre l’Inde et le Pakistan. Je ne suis pas expert en géopolitique, mais il est certain que les conflits des dernières années entre Tadjikistan et Kirghizistan, en Ouzbékistan et récemment entre l’Inde et le Pakistan au Cachemire ne vont pas dans le sens de la libre circulation des voyageurs, du commerce et de la paix dans la région. La massification, la mondialisation ont développé partout une forme de brutalité du commerce. La mise en place des nouvelles routes de la soie, ou plutôt des autoroutes de la soie, entraînera certainement des répercussions géopolitiques dans la région.
Le Matin d’Algérie : Vous avez vécu quatre ans au Japon avant ce voyage. En quoi cette expérience a-t-elle nourri votre regard de voyageur ?
Henri Perrier-Gustin : Ces quatre années au Japon nous ont permis de préparer ce voyage, nourris de lectures de livres d’histoire et de consultation de cartes géographiques. Internet était inexistant au début des années 1990. Au Japon nous habitions dans un quartier traditionnel de Tokyo où nous étions parmi les seuls étrangers, intégrés dans la vie locale. Nous faisions beaucoup de photo, j’écrivais et publiai en revues de poésie. Nous partions souvent randonner et camper dans les sentiers de montagne. C’est une période qui a certainement influencé notre sensibilité, aiguisé notre curiosité et sens de l’observation.
Le Matin d’Algérie : Poésie, journalisme, carnet de bord… votre livre est inclassable. Quelle forme littéraire aviez-vous en tête pendant l’écriture ?
Henri Perrier-Gustin : Aucune. Nous voulions seulement saisir les instants, comme des estampes japonaises, avec les images pour la photographie, de courts poèmes, des notes pour relater les événements. Nous étions passionnés par tout ce que nous voyions, les visages rencontrés, les personnalités, l’histoire, la géopolitique et les enjeux économiques. Formés dans les Grandes Écoles, habitués à remettre en question, nous notions nos observations, nos étonnements. Cela donne ce mélange de journalisme, carnet de bord et de poésie. Je n’ai pas voulu réécrire et nous avons gardé les passages qui nous semblaient pouvoir intéresser des lecteurs.
Le Matin d’Algérie : Le livre est également un travail d’édition très soigné, avec couverture d’artiste et graphisme. Était-ce important pour vous que l’objet-livre soit aussi une œuvre ?
Henri Perrier-Gustin : Nous avons souhaité que ce soit un bel objet, visuel, comme un livre d’artiste. Le livre contient plus de deux cents photos et de nombreuses cartes. La couverture est une création partagée entre Claude Ballaré, artiste spécialiste du collage, et sa femme Christiane Ballaré des éditions Droséra. La mise en page très soignée a été faite par la graphiste Catherine Verchère-Julia.
Le Matin d’Algérie : La badiane évoque les épices, la route, le goût du monde. Pourquoi ce titre : La Badiane et la Soie ? Que symbolise-t-il pour vous ?
Henri Perrier-Gustin : La soie et la badiane portent en elles des liens qui unissent l’Europe à l’Asie depuis l’antiquité par le cordon des routes marchandes. Nous avons cherché un titre qui représentait notre voyage à deux. La soie s’est imposée naturellement étant le thème central de notre voyage, emblème avec le thé, des routes commerciales terrestres empruntées par Marco Polo entre Venise, l’Asie centrale et la Chine. La soie symbolise aussi Florence, son écriture, avec le pictogramme d’un papillon de soie (le bombyx du mûrier) devant ses textes. La badiane provient du Sud de la Chine et du Vietnam. Elle incarne les routes commerciales maritimes par la mer et par l’Inde et l’itinéraire retour de Marco Polo. La badiane est un des ingrédients essentiels des boissons anisées appréciées en Méditerranée. Nous avons rapporté une livre de badiane de Chine de notre voyage. Je travaillais pour le Groupe Pernod Ricard, célèbre fabricant de pastis.
Le Matin d’Algérie : Enfin, si un jeune lecteur ou lectrice algérien·ne, marocain·e ou français·e vous lit, quel message ou quelle invitation aimeriez-vous lui transmettre ?
Henri Perrier-Gustin : C’est quand on est jeune que l’on peut entreprendre des voyages. Les voyages sont une grande richesse qui vous serviront toute votre vie. Avant tout aller au bout de ses rêves que ce soit par les lectures ou les voyages. Voyager c’est être curieux et ouvert d’esprit, découvrir d’autres horizons, aller vers l’autre et s’émerveiller. C’est découvrir que nous sommes tous membres d’une même et fragile humanité, liés par le destin d’une planète surexploitée qu’il faut protéger.
La rencontre de l’autre vous enseigne l’empathie et la tolérance. Nous avons eu la chance de faire des études qui nous ont permis de partir travailler et voyager à l’étranger. Les temps actuels incitent à la montée des nationalismes, à la fermeture des frontières, à l’isolement et au rejet de l’autre, au fanatisme religieux, à l’intolérance et au communautarisme.
Entretien réalisé par Djamal Guettala
Parcours
Né à Grenoble en 1968 Henri Perrier-Gustin a passé son enfance entre Lyon et la Savoie. Après des études de commerce en région parisienne, sa vie professionnelle l’amène au Japon, point de départ d’un voyage de neuf mois sur la route de la soie dont il a tiré un récit, puis en Grèce, à Paris et à Marseille où il vit, travaille et écrit depuis 2014.
Pour le détail voir les publications https://henri-perrier-gustin.com/publications/

