16.9 C
Alger
AccueilCulturesSmaïn Laacher : "Dans la compréhension des liens avec ma mère la...

Smaïn Laacher : « Dans la compréhension des liens avec ma mère la littérature a été d’un grand secours »

Date :

Dans la même catégorie

Djamel Lakehal ressuscite Batna et décroche le Grand prix technique

Le Festival international du film d’Alger a décerné son...

Les Prix littéraires en France sont-ils légitimes ?

L’histoire de la littérature n’a pas été un long...

Belaïd At Ali : awal ɣef tmussni ! (Tazmamt n°2, asebter 51)

Ussan-ayagi yaâddan, ad ilin tura qrib telt chur-ayagi, mi...

Marc Neya, la poésie comme veille intérieure

On rencontre Marc Neya d’abord par ses mots. Ils...
spot_imgspot_img
- Advertisement -

Smaïn Laacher, sociologue émérite et directeur de l’Observatoire du Fait Migratoire et de l’Asile à la Fondation Jean Jaurès, a accepté de répondre aux questions du Matin d’Algérie pour revenir sur sa relation intime avec sa mère à travers le prisme de l’immigration et du temps long.

Dans cet entretien, il explore les tensions entre souvenirs familiaux et observations sociologiques, le poids des langues et des rites, et la manière dont une génération de femmes silencieuses a façonné le destin de leurs enfants. De la souffrance sociale à la fidélité aux origines, Laacher éclaire les fractures et les fidélités de l’exil, offrant un regard à la fois sensible et analytique sur ce que signifie être enfant d’immigrés et témoin des transformations d’une société.

Il évoque aussi la manière dont l’école, la langue et les institutions participent à modeler des identités souvent éloignées de celles de leurs parents. Ses souvenirs familiaux se mêlent aux observations sociologiques pour raconter, avec justesse et émotion, une expérience universelle de transmission, de perte et de réconciliation avec ses racines.

Le Matin d’Algérie : Votre mère disait : « La France a mangé mes enfants ». Qu’exprimait-elle réellement derrière cette phrase — blessure, résignation, constat sur l’exil ?

Smaïn Laacher : Cette expression, aux allures anthropophagiques, désigne en réalité une souffrance sociale. C’est la reconnaissance d’une impuissance à agir : j’ai fait des enfants que je ne reconnais plus car ils ont été « mangés » par une entité (la France) sur laquelle il est impossible d’avoir prise. Ma mère pensait, à tort ou à raison, qu’elle avait été dépossédée d’un bien très précieux, ses enfants ; et qu’elle les voyait disparaître inexorablement dans le corps d’une autre : la société, la nation, la France, etc. Ce processus n’est jamais soudain, il est plus ou moins long et plus ou moins sensible, plus ou moins visible mais inéluctable, car la société et ses modèles dominants et légitimes (entre autres avec l’école) finissent toujours par s’imposer aux individus. Le rapport de force est disproportionné : un individu ou même une famille, à fortiori lorsqu’elle est immigrée, ne peut rien contre des institutions dont l’efficacité politique et culturelle est insoupçonnable.

Le Matin d’Algérie : À quel moment avez-vous compris que vous et elle « n’habitiez plus le même monde » ? Quel événement a rendu visible cette frontière ?

Smaïn Laache : J’insiste : je décris un processus, au sens premier du terme : des choses qui vont en progressant ; qui ont partie liée avec le temps long. Il n’y a jamais un évènement qui fait prendre conscience mais une série de gestes, d’attitudes, de goûts, de préférences et d’affinités sociales qui tous travaillent, chacun avec leur force propre, à vous rendre différent des autres. Encore une fois, dans mon cas, l’école a participé à produire des différences qui sont devenues, au fil du temps, des « oppositions » entre des manières de penser et des styles de vie. C’est lorsque je suis entré à l’université que j’ai compris (par la lecture et le savoir) qu’il y avait des mondes dont les différences étaient incommensurables. Mes parents ont fait des enfants qui ne leur appartenaient plus.

Le Matin d’Algérie : Vous parlez d’« ego-sociologie ». Comment avez-vous géré la tension entre le fils affecté et le sociologue observateur ?

Smaïn Laacher : Je suis sociologue de métier. C’est donc une manière d’appréhender et de mettre de l’ordre dans le monde. Mais je n’ai jamais voulu faire de ma mère un matériau sociologique. Permettez-moi une précision importante. Dans la compréhension des liens avec ma mère la littérature a été d’un grand secours. C’est en mobilisant ces deux disciplines (la sociologie et le roman) que j’ai pu être sensible et attentif au moindre détail, rechercher le sens du propos en apparence anodin, observer attentivement le déplacement du corps dans l’espace domestique et dans l’espace public, etc. Je l’avoue, cet aller et retour entre la personne de ma mère et son histoire et moi en tant que sociologue s’est effectué sans tension, sans problème particulier. Oserai-je dire presque naturellement ?

Le Matin d’Algérie : À l’annonce de sa mort, vous écrivez : « Voilà, c’est fini, elle ne souffrira plus. » Comment avez-vous vécu ce mélange de soulagement, de tristesse et de regrets ?

Smaïn Laacher : La mort de ma mère ne fut pas une « surprise ». Elle était malade depuis quelques années. Je m’attendais donc à la voir partir pour toujours. Mais, même lorsqu’on s’y attend on est toujours quelque peu incrédule. Quand j’ai appris la mort de ma mère en pleine nuit, mes idées sont devenues tout à coup un peu confuses. Tout se bousculait, le passé avec le présent, des souvenirs très précis de sa cuisine, de ses propos ; et des souvenirs plus indistincts, par exemple de sa vie dans la maison, de son travail à la cantine de l’usine, etc. Triste bien entendu. Mais aussi des regrets et une « fausse vraie » nostalgie, tout cela mélangé : pourquoi notre histoire commune fut celle-ci et pas une autre ?

Le Matin d’Algérie : La notion de « présent-absent » résume-t-elle, selon vous, l’expérience de nombreux enfants de l’immigration ?

Smaïn Laacher : Pas seulement pour de nombreux enfants de l’immigration. La dialectique « présence-absence » est consubstantiellement liée à la condition ontologique de l’immigré que je définis ainsi : c’est une manière d’être au monde et, parce qu’il n’est pas chez lui, c’est une manière de vivre dans le monde des autres. L’enjeu fondamental de l’immigré, pour lui comme pour tous les autres, c’est la reconnaissance d’une place naturellement attestée. Il n’est jamais à sa place en ce sens qu’il est atopos (sans lieu) pour parler comme Platon. Voilà pourquoi il est là sans être vraiment là ; là sans jamais vraiment être considéré comme le Même (le « français »), et sans jamais vraiment être considéré comme l’Autre (l’algérien d’Algérie).

Le Matin d’Algérie : Votre mère disait souvent : « Je sais pas ». En quoi la non-maîtrise du français a-t-elle façonné son rapport au monde… et le vôtre ?

Smaïn Laacher : Le « Je sais pas » souvent répété par ma mère n’était pas seulement une ignorance intellectuelle ou culturelle. Cette expression mille fois entendue sous une pluralité de formes renvoyait à une manière d’être face aux hommes et au savoir. D’une part, face aux hommes, et cette attitude est très généralement partagée par les femmes de sa génération et je dirais jusqu’aujourd’hui en Algérie et en France dans l’immigration algérienne, demeure la conviction que ceux-ci sont dotés d’un pouvoir sur le monde, les choses et les êtres. D’autre part, de la détention d’un savoir (une connaissance, une intelligence, une culture, etc.) que les femmes ne possèdent pas et ne peuvent pas posséder, entre autres, par volonté divine. Le « je sais pas » est une manière de s’incliner par résignation sur son sort de femme dominée. Combien de fois ai-je entendu de sa part : « Moi je sais pas mais toi tu sais parce que tu étais à l’école. »

Le Matin d’Algérie : Vous décrivez en détail les rituels funéraires. Pourquoi était-il important de les restituer avec autant de précision ?

Smaïn Laacher : Parce que, encore une fois, je suis sociologue et je ne peux pas faire semblant de l’oublier. Les rituels funéraires constituent un moment collectif très encadré (en théorie) par les prescriptions de l’islam sunnite. C’est aussi un moment où les vivants parlent aux morts et à la mort. Ce type de rituel est très intéressant, chacun y est à sa place sans confusion ni ambiguïté pratique (en théorie). Voilà pourquoi je n’ai pas pu m’empêcher d’être très attentif à la mise en terre de ma mère. Et puis, par ailleurs et par définition, personne n’est familier à ce type d’événement. Moi le premier. Je l’avoue, l’étonnement prévalait chez moi. En particulier les gestes dévolus aux femmes et aux hommes ; la prière de l’imam seul et debout dans les deux langues, français et arabe classique, les personnes non musulmanes qui ont accompagné ma mère au cimetière, etc.

Le Matin d’Algérie : Votre sœur avance vers la tombe malgré les injonctions. Que dit cette scène de la place des femmes dans nos rites et dans la transmission ?

Smaïn Laacher : Elle dit ce qui est à mes yeux inacceptable : la minorisation des femmes dans la transmission ; de toutes les transmissions, dès lors que sont engagés ce que l’on pense être les attributs du pouvoir des hommes. Ma sœur a bien eu raison de s’avancer vers la tombe de notre mère pour se saisir de la pelle afin de jeter, je crois, trois pelletées de terre du côté de sa tête.

Le Matin d’Algérie : Vous vous définissez comme « incroyant ». Comment cela a influencé votre perception des rites musulmans au moment de l’enterrement ?

Smaïn Laacher : Je ne sais pas si cela a influencé ma perception du rite musulman à propos de l’enterrement de ma mère. Je suis certes « incroyant » mais cela ne m’interdit pas, à la fois, de respecter les dernières volontés de ma mère croyante-pratiquante musulmane et, par ailleurs, d’accroître mes connaissances d’une religion et de ses rites (obligations et interdictions) que je connais par familiarité et cela depuis ma plus tendre enfance. Les croyants et les incroyants peuvent partager un sentiment, indépendamment de leur conviction idéologique et spirituelle : celui d’une existence dont le souci premier est autrui : ne pas rester entre-soi mais, pour parler comme les philosophes, être-avec. Être-avec dans un monde commun dont le sens est à rechercher en commun, sans exclure les conflits d’interprétation sur le sens de la vie.

Le Matin d’Algérie : Votre mère a choisi d’être enterrée en France, dans un carré musulman. Qu’est-ce que ce choix signifie pour vous : ultime fidélité, trace de l’exil, ancrage familial ?

Smaïn Laacher : Cela signifie un très profond respect des convictions religieuses de notre mère. Il était hors de question de faire différemment de ce qu’elle nous avait demandé de faire lorsqu’elle partirait pour son dernier voyage. C’est bien sûr une fidélité à celle qui s’est battue pour faire de nous (frères et sœur) ce que nous sommes après la mort de mon père ; mais c’est aussi, pour ne pas qu’elle se sente seule après la mort, qu’elle sache que nous resterons toujours près d’elle malgré les malentendus, les différences et tous ses mots qui au lieu de nous réunir nous ont séparés telles des frontières ou des murs infranchissables.

Le Matin d’Algérie : Votre livre redonne une visibilité à une génération de femmes silencieuses. Était-ce une manière de réparer une parole longtemps étouffée ?

Smaïn Laacher : Très sincèrement, en tout cas dans mon esprit, je n’ai pas une seconde cherché une quelconque « réparation ». Je voudrais préciser une chose à mes yeux très importante. Je n’ai jamais voulu, en écrivant ce livre, « réhabiliter » ma mère ou « venger sa race » pour employer la terminologie de certains. Ma mère était une femme qui a souffert, c’est indéniable, mais c’est une femme et une mère qui s’est battue et toujours elle est restée digne dans les moments les plus difficiles. Elle a fait face avec une détermination de fer au clan de son mari défunt lorsqu’on lui a demandé de rentrer au pays pour y vivre et se remarier. Elle a changé de vie en allant à l’usine, encore une fois pour nous, ses enfants, et pas pour elle. Elle ne méritait pas qu’elle soit traitée en victime à plaindre. Même si sa parole pendant trop longtemps n’a compté que pour si peu.

Le Matin d’Algérie : Qu’a été le plus difficile à écrire : la mère réelle, avec ses silences et ses contradictions… ou le fils que vous découvrez en vous relisant ?

Smaïn Laacher : Je vais peut-être vous surprendre mais c’est en réalité tout le contraire qui s’est passé. Je ne me suis pas « découvert » en écrivant sur ma mère. En écrivant sur ma relation avec elle j’ai découvert en fait deux mères. La première, la vraie, si je puis dire, celle qui m’a fait grandir ; qui m’a aimé et protégé. Puis, la « seconde », celle que l’écriture a rendue possible : une mère accessible intellectuellement. En écrivant sur elle j’ai compris le poids décisif de la langue, de la religion comme morale privée et publique, et bien entendu, de ce que c’est qu’un pays fictif, celui de son Algérie natale, et pour moi d’un pays (celui de ma mère) qui est toujours resté à la fois familier et étrangement distant. Entre moi et ma mère, sans aucun doute, il y a eu ce pays qui n’a jamais été réellement le nôtre tout en étant sans cesse présent dans nos vies.

Entretien réalisé par Djamal Guettala

 Entretien réalisé à l’occasion de la parution de son ouvrage chez les éditions Grasset, le 8 octobre 2025

Biographie 

Smaïn Laacher est sociologue, Professeur émérite à l’université de Strasbourg. Il a été de 1998 à 2014 Juge assesseur représentant le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) à la Cour nationale du droit d’asile (Paris). De 2019 à 2023 il fut Président du Conseil scientifique de la Délégation Interministérielle à la Lutte Contre le Racisme, l'Antisémitisme et la Haine anti-LGBT (DILCRAH). Il est actuellement Directeur de l’Observatoire du fait migratoire et de l’asile de la Fondation Jean-Jaurès. Son dernier ouvrage, L’immigration à l’épreuve de la nation, L’Aube, 2024

Dans la même catégorie

Djamel Lakehal ressuscite Batna et décroche le Grand prix technique

Le Festival international du film d’Alger a décerné son...

Les Prix littéraires en France sont-ils légitimes ?

L’histoire de la littérature n’a pas été un long...

Belaïd At Ali : awal ɣef tmussni ! (Tazmamt n°2, asebter 51)

Ussan-ayagi yaâddan, ad ilin tura qrib telt chur-ayagi, mi...

Marc Neya, la poésie comme veille intérieure

On rencontre Marc Neya d’abord par ses mots. Ils...

Dernières actualités

spot_img

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici