Psychanalyse d’une comédie maîtrisée : réponse au malaise des enseignants-stagiaires

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Image par Gerd Altmann de Pixabay

Lors d’un échange particulièrement dense avec mes étudiants à l’ENS, ils ont parlé de leur malaise durant le stage pratique dans les établissements scolaires. Ils ont décrit des relations tendues avec les professeurs d’application, des interactions éprouvantes avec les élèves, et surtout cette impression de ne plus parvenir à rester patients, comme si le réservoir de calme et de bienveillance attendu d’eux s’était soudain vidé. Leur parole, à la fois lucide et désabusée, a fait résonner la question du métier dans sa dimension la plus intime : comment tenir, comment se tenir, lorsque l’on se découvre soi‑même en défaut de patience ? 

C’est à partir de ce trouble partagé qu’a pris forme l’idée de relire leur expérience à la lumière de la figure de l’enseignant‑comédien, pour penser autrement ce que signifie « jouer » la patience en classe de langue.

En effet, pour Hannoun (1989) l’enseignement se révèle être cette comédie où le maître endosse inévitablement le rôle du comédien, non par caprice mais par nécessité structurelle, devant voiler ses contradictions internes, institutionnelles et inconscientes pour assurer la transmission des savoirs et la formation des esprits. Cette théâtralisation, loin d’être une ruse, constitue l’essence même de l’acte pédagogique, car l’enseignant, pris dans un réseau d’exigences antagonistes, doit composer un personnage qui tempère ses impulsions naturelles au service d’une mission publique, à l’image du paradoxe diderotien sur le comédien appelé à maîtriser ses émotions pour mieux servir son rôle (Diderot, 1967). Le maître n’est plus seulement un détenteur de connaissances, mais un acteur sur la scène scolaire, contraint de masquer l’inavouable en lui – conflits avec l’institution, faiblesses personnelles, désirs ambigus – pour projeter une autorité à la fois rationnelle et affectivement captivante.

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L’enseignant est maître‑comédien (Hannoun, 1989) car il incarne simultanément l’agent de l’institution et le promoteur de l’épanouissement de l’élève, deux pôles souvent inconciliables qui l’obligent à jouer un rôle partiel, occultant l’un pour privilégier l’autre. Face à des normes scolaires qu’il pourrait contester, il feint l’adhésion ou, inversement, simule une proximité avec les élèves au mépris des impératifs institutionnels, transformant ainsi sa classe en théâtre de duplicité nécessaire, assumée et maîtrisée. Cette comédie s’intensifie lorsqu’il s’agit de taire ses vulnérabilités : exposé au jugement impitoyable des élèves et, par ricochet, des familles, le maître érige un masque de compétence et de maîtrise, bouclier contre l’anxiété et les agressions potentielles du groupe‑classe, préservant ainsi un cadre où l’autorité peut s’exercer sans exposer son intégrité psychique.

La relation pédagogique, quant à elle, exige une performance affective stratégique, conciliant l’autorité froide de la transmission rationnelle et la chaleur motivante d’une proximité simulée. Ainsi, le maître oscille entre domination et séduction, jouant tour à tour le censeur distant ou le confident bienveillant, mais chaque excès révèle sa nature théâtrale : l’affectivité n’est souvent qu’un outil pour capter le désir d’apprendre, masquant la contrainte institutionnelle sous un voile de sympathie. Ce malentendu fondamental – l’élève percevant le maître en termes affectifs (« gentil » ou « méchant ») tandis que ce dernier juge sur des critères cognitifs – accentue la comédie, où l’enseignant instrumentalise l’émotionnel à des fins rationnelles, frôlant parfois l’honnête tricherie.

Plus profondément, l’enseignement est une comédie suicidaire : en accompagnant l’élève vers l’autonomie, le maître sape symboliquement son propre pouvoir, justifié par l’ignorance de ceux qu’il instruit. Cette dialectique nourrit une ambiguïté du désir pédagogique : l’enseignant annonce vouloir instruire pleinement, mais dose inconsciemment ses transmissions pour ne pas être dépassé, jouant la comédie d’une éducation totale qui préserverait sa position narcissique (Filloux, 1987). 

On doit reconnaître que le désir d’enseigner repose sur des motivations conscientes fragiles – vocation illusoire, sécurité matérielle, prestige social – souvent choisies par défaut après des échecs ailleurs, ce qui oblige le maître à feindre un engagement total face à des attentes sociétales idéalistes. Cette comédie sérieuse aussi, loin d’être une trahison, apparaît comme une condition transcendantale, au sens kantien du terme, de l’enseignement : assumée lucidement, elle oriente la théâtralisation vers l’autonomie des élèves plutôt que vers une protection égoïste, et invite à concevoir la formation des maîtres comme un travail sur soi, une appropriation critique de son propre jeu pédagogique. 

À mes étudiants qui m’ont confié leur impatience croissante en stage face aux profs d’application et aux élèves, je conseille ceci : pratiquez quotidiennement un exercice de « pause masquée » – avant chaque interaction tendue, respirez profondément trois fois en visualisant votre masque de comédien bienveillant, et récitez intérieurement « je joue la patience pour servir l’apprentissage ». Cette technique simple renforce votre théâtralisation consciente et restaure la distance nécessaire. Ainsi, loin d’être un aveu d’échec, la maîtrise lucide de cette comédie en fait un instrument à potentiel et responsable au service de l’éducation véritable. 

Dr Belkacem Hamaïzi, ENS de Sétif

Références bibliographiques

  • Hannoun, H. (1989). Paradoxe sur l’enseignant. Paris : ESF.​
  • Diderot, D. (1967). Paradoxe sur le comédien. Paris : Garnier-Flammarion.​
  • Filloux, J. C. (1987). Psychanalyse et pédagogie: ou d’une prise en compte de l’inconscient dans le champ pédagogique. Revue française de pédagogie, 69-102.

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