Vendredi 12 avril 2019
Marche du 12 Avril : la réponse du géant aux lilliputiens
Malgré les barrages dressés par les forces de l’ordre au niveau des principales entrées d’Alger afin de bloquer les contestataires en provenance des wilayas avoisinantes, l’interdiction de stationner le long de l’avenue de l’ALN servant traditionnellement de parking, l’agencement d’une chaîne de camions anti-émeutes au centre de la rue Didouche Mourad afin de gêner le cours de la marche, l’étalage du dispositif policier le plus impressionnant depuis le début de la protesta, Alger est submergée, inondée de manifestants surgis de toutes parts.
Alger est noire de monde. La circulation y est pénible. L’ambiance est festive, les tambours et les derboukas reviennent de plus belle. On se regroupe par petites assemblées, et on chante. Les marcheurs ont tenu à être présents ce 8e vendredi. Ils le savaient important. Ils comprennent que la vigilance est de mise.
Ils retrouvent leurs esprits, ont une idée claire de la situation et finissent par identifier les obstacles qui longent le parcours les séparant de leur objectif final, la liberté.
L’une des principales cibles des critiques aujourd’hui est le chef de l’Etat désigné, Abdelkader Bensalah (77 ans). Ils n’en veulent pas. On peut les entendre chanter dès le début de la procession : « Dégage Bensalah … Dégage Bensalah » … ou encore « Bensalah ya el marocci dzair 3andha wladha » (Bensalah le marocain, l’Algérie a ses enfants).
Des centaines de tracts sont imprimés et représentant Bensalah en pleine sieste où l’on peut lire « dégage, va dormir chez toi ».
Tout en rappelant leur rejet de Noureddine Bedoui en scandant « Bedoui dégage… Bedoui dégage »…, les manifestants réaffirment celui du système en entonnant « Y en a marre de ce système … Y en a marre… » , ou encore leur fameux slogan : « Chaab yourid yetnahaw ga3… Chaab yourid yetnahaw ga3 » (le peuple veut qu’ils partent tous).
Le gang national, non plus n’est pas oublié. On entend à intervalles réguliers « Klitou lebled Ya Sarakin » (Vous avez ruiné ce pays, voleurs). Le chef d’état-major qui a échappé jusqu’ici à la vindicte, est cité à certains moments, on crie : « Bensalah dégage, Lgaid dégage », mais aussi « Bensalah rayah rayah eddi m3ak Gaid Salah » (Bensalah parti pour parti, emmène avec toi Gaid Salah).
Ils délimitent leur territoire, et bombent le torse en scandant : »Dzair dialna oundirou raina » (L’Algérie est nôtre et nous y faisons ce que bon nous semble). « Djazair Hourra Democratia » (Algérie libre et démocratique) se scande comme un refrain tout le long du convoi afin de rappeler leur revendication essentielle. Leur détermination est exprimée par « koulyoum massira koul youm massira maranach rabssine »… (tous les jours une marche, tous les jours une marche, nous nous n’arrêterons pas)… ou encore, « Ennidal Ennida hata yeskout ennidam » (lutte, lutte jusqu’à la chute du régime).
Vers 14 h15, au niveau des véhicule anti-émeutes parqués au milieu de la rue Didouche-Mourad, les manifestants crient : « Ya lpolici antaya chaabi ou erezk ala rabi » (Policier, tu es aussi un citoyen, Dieu seul peut pourvoir aux moyens de subsistance) afin d’exhorter les policiers à les rejoindre. Au bout de quelques instants, certains casques bleus excédés sortent de leurs véhicules, le visage crispé. Les manifestants continuent d’exercer leur pression.
Dix minutes plus tard, les camions démarrent et libèrent la célèbre rue Didouche-Mourad sous les applaudissements de la population et la remarque de certains marcheurs « Hadi rue Didouche machi caserna » (ceci est la rue Didouche, pas une caserne).
On distingue quelques pancartes en langue arabe : pas d’élections jusqu’à la neutralisation des gangs ; renvoi immédiat de l’ambassadeur émirati et rupture immédiate des relations avec ce pays ; l’armée louvoie, le régime résiste, le harak décide ; départ immédiat et inconditionnel du pouvoir et de tout le système.
Vers 15h30 la police fait usage des canons à eau et de gaz lacrymogènes, entre le début du boulevard Mohamed V et le tunnel des Facultés.
Les femmes, enfants, personnes âgées, s’y trouvant sont pris au piège, totalement asphyxiés. Des dizaines de personnes s’écroulent et perdent leur souffle. Les secouristes s’activent.
Selon le témoignage d’un marcheur, présent au moment de l’incident, un groupe de personnes non identifiés s’en prend aux policiers à coup de jets de pierre. Les casques bleus ripostent, ce qui a provoqué une panique indescriptible.
Les marcheurs, se trouvent laborieusement des sorties de secours par les ruelles adjacentes. On brûle un arbre en bas de Mohamed V, ce qui accentue la tension.
Pour contenir la foule, et pour des raisons sécuritaires dit-on, l’espace piéton se rétrécit de plus en plus à chaque manifestation, tandis que le nombre des participants ne cesse d’augmenter. Les Algérois se retrouvent le vendredi empilés les uns sur les autres, sous une pression humaine inimaginable.
Aucun parcours de la marche n’est suggéré. Ce qui pourrait éventuellement rendre le périple du vendredi moins éprouvant pour tout le monde et faciliter le travail des forces de police.
Mais les autorités ne sont pas dans la logique de l’apaisement et de la conciliation. Les marcheurs ont affiné leurs demandes. Elles deviennent plus ciblées. Outre le rejet du système et de ses figures les plus représentatives, ils refusent la solution imposée par Bouteflika avant son départ et entérinée par l’état-major de l’armée. Imaginer et mettre en œuvre des solutions politiques n’est ni de la compétence ni du ressort de l’armée.
Si l’on a accusé au début de ce cycle de marches, les protestataires de ne pas savoir ce qu’ils veulent, il ressort clairement au fil des jours, que leurs revendications deviennent de plus en plus claires. Ils réclament leur droit de décider.
Cette prérogative, qui revient aux peuples dans toutes les constitutions du monde et dans tous les pays démocratiques de la planète, ils désirent se la réapproprier. Elle leur a été confisquée, au nom de leur Armée de Libération Nationale (ALN, devenu plus tard ANP) dès l’indépendance, par certains militaires qui en ont pris le contrôle. Ils considèrent que l’heure de récupérer leur bien a sonné.
En cette phase historique, durant laquelle ce combat subjugue une partie du monde et en effraie une autre, le géant, qu’a toujours été le peuple d’Algérie, énonce ses volontés en toute clarté ; il appelle à un changement profond. Radical. Il désigne aussi tout ce qu’il rejette. Il attend un retour clair et limpide, à la hauteur de ses attentes qu’il exprime déjà, depuis des lustres. Ce n’est pas le murmure inaudible d’une poignée de lilliputiens, qui pourra satisfaire son désir de liberté et de démocratie.