22 novembre 2024
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Lire, écrire pour débattre

PUBLICATION

Lire, écrire pour débattre

C’est dans les moments de grandes tensions, perturbations, colères et confusions qu’il faut en appeler à la réflexion personnelle et au débat collectif permanents.

Plus que toutes autres situations, ce genre de turbulences est propice aux rumeurs, sources de spéculations populistes. Resituer les faits en les contextualisant est une condition essentielle à la connaissance des parcours et des évènements qui fondent la vérité historique. Fabriquer de la mémoire apaisée garantit la production de repères et valeurs stables, durables et crédibles pour le présent ; ce qui permet de proposer des perspectives utiles et fiables pour l’avenir.

Un livre témoignage sur Aït Menguellet 

Les éditions Frantz Fanon viennent de publier un ouvrage de Amar Abba, diplomate à la retraite, « NIG*, voyage dans l’œuvre poétique de Lounis Ait Menguellet » préfacé par Yasmina Khadra. L’auteur m’a fait l’amitié de me donner à découvrir le manuscrit. J’y ai trouvé une narration généreuse et solidement structurée. Artiste emblématique de la chanson kabyle, Ait Menguellet a déjà suscité plusieurs écrits de valeur inégale. Certains cherchèrent à superposer mécaniquement sa vie et son œuvre de manière convenue et, quelques fois, sommaire, occultant souvent les complexités qui sont le sel de l’inspiration.

L’ouvrage d’Amar Abba interprète subtilement le parcours artistique de Ait Menguellet par l’empreinte existentielle de l’homme, relativisant les éléments domestiques propres à toute vie ordinaire. L’empathie de l’auteur n’altère en rien la crédibilité du récit qui relate un destin singulier à maints égards.

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Lounis qui connut les drames de la vie (perte d’êtres chers, emprisonnement) restitue ses douleurs avec une pudeur qui magnétise l’intérêt de l’auditeur, magie qui a le don de transformer l’événement commun en témoignage intemporel. Assurer une production pendant un demi-siècle tout en demeurant l’une des voix les plus écoutées par le jeune et le vieux, la femme et l’homme, l’expert et le profane est une gageure.

On peut relier la permanence de ce remarquable challenge à une vertu rare : la capacité d’évoluer tout en étalonnant son sentiment par une vigilante intuition qui capte et fait écho aux pulsions de nos vies que chacun de nous ressent sans pouvoir les dire. Révéler les profondeurs des âmes. C’est aussi cela le poète. Ce n’est pas le moindre des mérites d’Amar Abba, qui a longuement muri son sujet, que d’avoir essayé d’approcher les mécanismes d’un mystère qui habite de rares privilégiés : entendre le silence et dévoiler l’implicite. Bourdieu avait dit que Idir était un membre de chaque famille, on peut dire d’Ait Menguellet, réservé et même timide, qu’il est la mémoire de son temps.

Ce livre aide à comprendre comment et pourquoi des sensibilités qui s’avèrent être des fragilités pour beaucoup, peuvent, grâce à l’art, muter vers un accomplissement personnel avant de devenir une vocation qui éclaire la communauté.

Il fallait une plume affûtée, une vraie sagacité et une complicité qui garde sa lucidité pour parvenir à entrer dans l’intériorité d’un auteur peu porté sur les postures et les confessions. Je pense pouvoir dire qu’Amar Abba rassemble ces qualités. Je l’ai bien connu car il a fait partie de cette génération pour laquelle les grandes études furent un outil qui a reconstruit notre moi individuel et collectif. Dans le deuxième tome de mes mémoires, je rapporte comment étudiant à l’ENA, Amar Abba fit partie du groupe d’animateurs qui fréquenta les cours de Mammeri, contribua au renouveau de la radio kabyle tout en participant aux activités du cercle de culture berbère de Ben-Aknoun alors qu’il n’était pas résident de la cité universitaire.

En nous donnant cette lecture pénétrante du verbe et du destin d’un être d’exception, Amar Abba, natif d’Ighil Mahni, village où vit le jour une certaine Hanifa, laisse deviner l’avènement d’une génération projetée dans l’universel et toujours reliée à ses racines. L’écrit consacré à Ait Menguellet est exemplaire de la fusion qui agrégea l’élite intellectuelle et artistique ; de sa symbiose avec sa société, ce qui lui permit d’encadrer avec efficience et générosité le printemps berbère d’avril 80. Cette symbiose qui a fertilisé la pensée critique et émancipatrice en Kabylie avant de la voir progressivement diffuser dans le pays et, plus tard, dans l’Afrique du Nord, Tamazɣa.

Le fait d’avoir sollicité l’écrivain Yasmina Khadra, arabophone qui produit en français, pour la préface sonne comme un appel à l’impérieux devoir de cultiver la proximité des générosités et des intelligences plurielles.

En nous faisant voyager dans la densité de l’œuvre de l’artiste qui transcende les conjonctures, Amar Abba invite à la sagesse des patiences fécondes. C’est le meilleur hommage qui pouvait être rendu à l’auteur de Tibṛatin (les lettres) qui nous avait averti il y a bien longtemps que le terme de notre voyage est loin : iḍul sang’ara nṛuḥ, une métaphore qui dit une précieuse vérité : la difficulté n’empêche pas l’accomplissement des grands destins.

À lire absolument.

Saïd Sadi

* Inig : voyage en amazigh.

Cette analyse a été publiée par son auteur sur sa page Facebook

Auteur
Saïd Sadi

 




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