Lundi 29 octobre 2018
Les bonnes feuilles du roman «La Faille» de Mohamed-Chérif Lachichi
«Ettayer el hor ki tahkem, mayetkhabetch !» (Capturé, l’oiseau noble ne se débat pas !), dit un proverbe maghrébin. L’auteur rapporte ainsi un témoignage sincère et un pamphlet subtil d’un taulard… injustement incarcéré. Il décrit dans cette fiction très inspirée de la réalité, le système judiciaire, la prison, la violence, l’argent, la rivalité, les luttes au sommet, le parcours du pouvoir, ses jeux influence, l’ambition qui agite son monde et l’Algérie d’aujourd’hui. Évadé de prison grâce à un concours de circonstances, le héros du roman va faire une rencontre surprenante, une de celle qui change un destin. Sa petite histoire personnelle va percuter avec fracas, la grande Histoire de l’Algérie de ce début du XXIéme siècle. Une occasion pour l’auteur de dépeindre, non sans humour, les différents travers de sa société ainsi que les mœurs étranges de ses dirigeants. Dans cette chronique riche en péripéties, l’auteur décrypte les mécanismes d’une Algérie «officielle» à bout de souffle face à un mouvement «anti-système» qui se renforce, jour après jour, au gré des affaires politico-médiatiques et des grands mouvements de contestation sociétaux. (4éme de couverture)
Les bonnes feuilles du roman «La Faille» de Mohamed-Chérif Lachichi
Arrivé au coin d’une rue, mon compagnon retrouve, à son grand soulagement et au mien, son véhicule intact, un 4×4 rutilant. On démarre en trombe. De deux choses, l’une : soit mon nouveau compagnon est d’humeur joyeuse ou il est de nature plutôt joviale. En tout cas, il a l’air très heureux. Quant à moi, je suis craintif mais je ne le montre pas. Mon appréhension vient du fait que la région est à présent entièrement quadrillée. De nombreux barrages sont dressés. Je suis pris en sandwich. Je dois me faire tout petit pour passer entre les mailles serrées du filet. Les véhicules sont passés au peigne fin, un par un. Soudain, on nous somme, avec une torche électrique, de nous arrêter et de nous ranger sur le bas-côté.
– Ayyyyyywah ! s’exclame Redouane, contrarié.
Des gendarmes en tenues de combats tentent de contrôler l’identité des passagers même s’ils savent que la plupart ne disposent pas toujours, vu les circonstances, de leurs papiers sur eux. Mon compagnon et moi-même sommes dans ce cas. En lieu et place, nous esquissons un large sourire aux gendarmes exceptionnellement compréhensifs. Ils nous demandent de rouler lentement et nous préviennent que plusieurs routes sont coupées en raison des éboulements et des glissements de terrain. Redouane n’en a cure. Il redémarre sur les chapeaux de roue en les maudissant. Visiblement, il n’aime pas la maréchaussée. Un bon point pour moi ! Dans l’obscurité, j’ai comme l’impression d’emprunter un tunnel sans fin. Je demande enfin au conducteur où on va :
– Alger, la capitale, ça te va ? Tu n’y vois pas d’inconvénient ou veux-tu que je te dépose quelque part ?
– Non, Alger, ça me convient parfaitement. Cela fait longtemps que je n’y suis pas allé…
Je réponds sans hésitation tout en sachant que quelque part je vais me jeter dans la gueule du loup. Jusque-là, j’étais un peu nostalgique de ma province natale mais c’est finalement l’exil chez l’ennemi qui se présente à moi. Alger, un tremplin espéré ou, au contraire, le cimetière de mes illusions ? Je n’ai rien à perdre, il se trouve qu’en allant me blottir dans le ventre de la bête, j’y trouverai quelque sanctuaire ou tout au moins une zone de repli. Ah ! Alger une ville que j’aime autant que je la déteste. L’ordre de m’arrêter est parti précisément de cette capitale qui commande le sort de la nation. C’est là où se prennent les décisions. Une ville où l’on y traite les plus viles affaires et où toutes les conspirations sont possibles.
On prend l’autoroute Est-Ouest. Redouane roule à vive allure. Il met toute la gomme. Sous mes pieds, le moteur rugit férocement. On croise rarement d’autres véhicules. Et quand c’est le cas, les phares d’en face clignotent comme pour signaler des radars ou des flics embusqués en aval. De toute manière, Redouane dépasse de très loin la limite de vitesse autorisée. Au bout d’un moment, il ralenti un peu pour engager la conversation. Il me raconte comment il a été surpris par le séisme et son désespoir devant ses appels au secours restés sans réponse. S’il n’a aucune idée de qui je suis vraiment, il n’en finit pas de m’exprimer sa joie d’être sain et sauf. Il me raconte comment il a tenté à plusieurs reprises de soulever l’énorme poutre qui le retenait, sans succès. Il en est encore terrorisé :
– J’étais dans un trou… J’avais peur qu’il s’écroule et qu’il m’ensevelisse… Avec une cuillère, j’étais là, ridicule, à faire autant de bruit que je pouvais… Il se tait un instant, me regarde en m’arborant un large sourire :
– Ta tête me dit quelque chose ?
– Oui, on dit que l’on a 40 sosies…
Il n’insiste pas. Il est surtout rassuré d’être sorti d’une mauvaise passe, c’est le cas de le dire. Il se considère comme un véritable miraculé. Je me contente seulement d’observer la route. Car je commence à distinguer, à présent, les lumières de la ville qui dansent au loin. L’alignement des lumières épouse parfaitement la forme sensuelle de la baie d’Alger. Le golfe légendaire ressemble dans le noir à une bague portée par un doigt mystérieux. Et dire que je me suis battu contre tout ça ! Parmi les lampadaires alignés le long de l’autoroute et qui diffusent une lumière orange, j’en remarque un qui clignote désespérément. Il semble lancer un appel de détresse. Je me prends de sympathie pour lui. Je ne le quitte plus du regard. Je jette quand même un œil à la rade d’Alger où j’aperçois des cargos dans le noir. J’ai aussitôt une pensée pour les «harraga», ces jeunes qui ont rompu les amarres. Qui sait, moi qui suis actuellement en cavale, je serai peut-être du voyage…
Arrivés enfin en ville, on perçoit une certaine fébrilité. Avec ses nombreux barrages sécuritaires, la ville semble comme en état de siège. Le grouillement de la journée laisse place, la nuit tombée, à un silence de cimetière. On n’y décèle presque aucune trace de vie nocturne.
– C’est mort, la nuit ! constate mon compagnon qui accuse les ruraux, ces «couche-tôt», d’avoir tué l’ambiance en s’installant dans la capitale. Mais de toute apparence, ici aussi, la secousse a été ressentie. En passant par le front de mer, on aperçoit du mouvement sous les arcades. Ce sont des familles de SDF qui viennent y passer la nuit. Ils sont encore réveillés et semblent même, eux aussi, sous l’effet de la frayeur. Il y a des femmes, avec des bébés et des enfants allongés sur des cartons et des couvertures par terre. Et à Redouane de commenter :
– A Alger, il y a des gens sans maisons et des maisons sans occupants, des riches plus riches et des pauvres plus pauvres, du gaspillage de nourriture et des gens qui ont faim. Avec l’augmentation du nombre de riches, la pauvreté s’accroît aussi ! Et on nous présente cela comme une réalité inévitable. On nous dit que le monde entier est ainsi fait et que c’est une question de malchance. Rassure moi, cela n’est pas vrai…n’est-ce pas ?
Je ne sais que dire, je hoche seulement la tête. Car me voici, par une sombre nuit, embarqué avec un inconnu pour une destination qui l’est tout autant. Je me demande clairement quelle en sera la conclusion. Mon compagnon s’abstient, lui, de me préciser notre lieu final. En mode passager, je me laisse guider. La route longe, à présent, de nombreux chantiers. La corniche est aujourd’hui entièrement en agglomération. Le boom immobilier est ininterrompu. Partout, il y a des constructions. Partout du béton. La mer tant désirée est, pour ainsi dire, cernée de toutes parts. Elle se dérobe, à chaque fois, à mon regard d’autant que l’obscurité vient troubler les contrastes. Je soupçonne à peine son existence grâce à l’air marin qui vient me suggérer à chaque virage par son odeur iodée qu’elle est là, toute proche. Là, juste à ma droite. J’imagine alors ses clameurs, ses ondulations sensuelles, ses criques escarpées et ses plages de sable fin, là, juste en contrebas de la route. Je ne la distingue toujours pas, mais je sais maintenant, sans l’ombre d’un doute, qu’elle est là. Et pour cause ! Je suis né au bord de mer. Sa présence me rappelle le ventre de ma mère. «Homme libre, toujours, tu chériras la mère» et… la mer ! Qui a dit ça ? Moi, peut-être, qui suis très inspiré à l’idée de retrouver cette matrice. Cela m’apaise et me donne enfin une nouvelle raison d’espérer. Nous nous enfonçons dans la nuit quand, soudain, Redouane, d’un coup de volant brusque, évite un amas de graviers laissé en plein milieu de la chaussée. La voiture dérape et on reprend difficilement la longue route en lacets. Redouane vocifère. Je le comprends : ce pays est un chantier permanent ! Par endroits, on dirait même un ouvrage avant-gardiste inachevé. Pour ne pas dire à l’abandon.
– Dis-moi, es-tu Algérois ?
– Non, moi je suis Kabyle !
– Alger, n’est-elle pas une ville kabyle ?
– Non, Alger, c’est la capitale, elle appartient à tous les Algériens ! Si les Kabyles s’y sentent comme chez eux du fait de la proximité, moi, je revendique mon appartenance au bled. Je suis un Kabyle de… Kabylie !
Sincèrement, je ne m’attendais pas à cette réponse qui, je ne sais pourquoi, me remplit d’aise. Il poursuit :
– Le plus inquiétant en Algérie est que les dirigeants du pays sont tous devenus exclusivement Algérois. Peu importe d’où ils viennent, ils sont aujourd’hui tous parents par alliance. Ils vivent dans un microcosme où ils s’isolent et ne se mélangent pas. Ils ne se marient plus qu’entre eux ! Autre problème majeur : ils ne vivent pas au sein de la société qu’ils imposent aux autres. D’ailleurs, ils ne savent jamais ce qui s’y passe ! Cela n’empêche pas cette minorité disjonctée d’infliger, à partir de son cocon du Club des- Pins, ses diktats jusque dans les coins les plus reculés du pays.
Avec cet avis plutôt tranché sur la question, j’en déduis que ce Redouane connaît bien certains rouages du pouvoir. Il me parle même d’oligarchie, de bourgeoisie d’Etat, de Nomenklatura… Il m’explique que dans ce milieu, la notion d’identité s’efface toujours devant l’intérêt matériel ou de caste. Il admet que le fonctionnement du système en Algérie est certes un défi au bon sens, mais d’après lui, il se maintient précisément grâce à un savant équilibre régional. Si bien que tout le monde est aujourd’hui minoritaire de quelqu’un. Même les vieilles familles algéroises, qui prétendent avoir toujours été là, se sentent piégées par cette dualité et ne revendiquent aucune exclusivité.
– Ils se neutralisent tous !
Et ce n’est pas fini ! D’après Redouane, il y a Alger et le reste… de l’Algérie.
– Alger n’a jamais été aussi loin de l’Algérie…
Il regrette que le quart du revenu national soit accaparé par la seule région centre. Ce qui veut dire que la part des autres régions est d’autant grevée.
– Alger s’est beaucoup enrichi depuis les années 2000. Mais le reste de l’Algérie est en colère. Elle s’appauvrit et n’a pas bénéficié de l’argent du pétrole
D’après lui, cette mauvaise répartition des ressources fera exploser, tôt ou tard, la cohésion nationale.
– On dit que l’Est pense, l’Ouest danse, le Sud finance et le Centre dépense.
Redouane dit regretter et même combattre tous les jours le sentiment de suprématie usurpée qu’éprouvent les Algérois toujours les plus beaux, les plus forts. Il déplore que l’expression, «l’intérieur du pays» – dont la plupart des «Algérois» sont pourtant originaires – est utilisée, ici, sur un mode similaire à celui de «l’étranger». Il est vrai que le «houmisme», cette exacerbation du sentiment d’appartenance à un quartier est un concept très réducteur. Même les cercles universitaires et littéraires s’y fourvoient. Pour lui, la meilleure preuve de cette discrimination est que ce soit pour Dame Coupe d’Algérie ou Miss Algérie, tout est fait en sorte pour qu’elle ne sorte jamais d’ailleurs qu’Alger ! Il s’agit, selon lui, d’une ultime concession donnée par les tenants du pouvoir à la capitale au nom de la mitoyenneté, un compromis non dénué d’arrière-pensées politiques. En profitant ainsi, d’une réussite disproportionnée, de davantage d’opportunités, d’un confort relatif et d’une illusion de modernité, les «voisins» Algérois, privilégiés devant l’éternel, seraient devenus, à la longue, et par subornation, de véritables auxiliaires du régime. Et cela quand la majorité des autres Algériens continue à vivre dans la médiocrité et à étouffer leur rage.
– Aujourd’hui, non seulement les Algérois suffoquent entre eux, mais désormais, le pays tout entier éprouve le sentiment d’être ignoré par sa capitale !
Je lui rappelle pour ma part que de toute manière, «Algérois-rois, Algériens-riens» est une boutade aussi vieille que la prise d’Alger en 1830 par les Français. Pour des raisons historiques liées essentiellement à la domination coloniale, Alger a donné son nom à l’Algérie. Et la géographie s’en trouve encore, à ce jour, bouleversée. Enfin, Kabyle ou pas, Redouane se dit d’abord humain. Il aime tous ses semblables. Même s’il n’oublie jamais son identité très forte :
– Je suis berbère mais pas berbériste. Mais je comprends qu’on puisse être les deux !
A l’entendre, Alger, l’oublieuse de son histoire, n’est plus cette agglomération culturelle soudée autour d’une volonté de libération nationale. Oui, Alger a bel et bien jeté les bases d’une Algérie ambiguë. Je lui donne raison sur toute la ligne.
– Alger n’est plus ce point de rencontre entre le nord et le sud, l’est et l’ouest, le phare du tiers-monde, la Mecque des révolutionnaires…
Il conclut son propos par une sentence qui, ma foi, résume assez bien la situation et qui donne à réfléchir:
– Tout bien considéré, Alger est le centre de la bêtise nationale, le quartier général de l’intolérance !
Après avoir prononcé ces mots, mon compagnon retombe dans un profond mutisme. J’en profite pour sortir la tête de la vitre et humer l’air marin. Heureusement qu’à Alger, il y a encore la mer… Ça attendrit un peu les gens. Pour entretenir la conversation, je lui fais remarquer qu’avec son climat doux, Alger, une ville d’essence méditerranéenne, devrait être un lieu où il ferait bon vivre. Il me répond, dépité, que ses habitants ne connaissent pas leur chance :
– D’ailleurs, ils ne savent plus nager. Et s’ils tournent autant le dos à la mer c’est parce que depuis longtemps justement ils n’ont plus le pied marin.
La capitale subirait, selon lui, l’influence des contreforts montagneux voisins et de la steppe environnante. Un arrière-pays qui, semble-t-il, n’a pas encore dit, ici, son dernier mot…
Redouane se tait à nouveau. Il roule le pied au plancher et je ne sais toujours pas où il va m’emmener. Peut-être vers une autre prison, qui sait ? Nous nous taisons tous les deux. Nous n’avons plus rien à nous dire pour le moment. Nous nous dirigeons, à présent, vers une station balnéaire. Nous traversons une pinède où l’air est vivifiant. L’endroit est enchanteur, mais n’a rien, semble-t-il, d’une attraction touristique. Un panneau indique, en effet, que notre destination est la résidence d’Etat du Club-des-Pins. Le quartier est, pour ainsi dire, bouclé. Le long de la route des gendarmes surveillent les alentours : une imposante palissade clôturée par un long barbelé destiné à tenir à l’écart les indésirables, les indiscrets et autres curieux. L’enceinte de couleur ocre, haute de plusieurs mètres, est taillée au carré. On dirait une forteresse. C’est, à l’évidence, une zone ultra-sécurisée. Arrivé au check-point, Redouane ralentit et salue des hommes en uniformes qui, du reste, le reconnaissent. Le contrôle est a priori très strict.
-Il faut montrer patte blanche car ils peuvent tirer à vue sur les inconnus ! me dit allégrement mon compagnon fraîchement rescapé de la mort. Redouane est, semble-t-il, un garçon plein d’enthousiasme. Ma discussion avec lui m’a paru intéressante même si tout le long du trajet, je n’ai pas cessé de me demander où il pouvait bien m’emmener au bout de sa course folle. Sans crier gare, devant le portail faiblement éclairé d’une grande demeure, il freine en faisant crisser les roues. Comme pour signaler bruyamment notre présence, il fait ronfler, une dernière fois, le moteur et m’annonce simplement :
– Voilà, nous sommes arrivés !
in «La Faille» de Mohamed-Chérif Lachichi, un roman paru aux Éditions l’Harmattan- Octobre 2018
Vente-dédicace au Salon International du Livre d’Alger (SILA) Palais des expositions de la Safex
Le samedi 3 novembre 2018 à partir de 14 h 00 au stand des éditions l’Harmattan