3 décembre 2024
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Kateb Yacine : Le docker de Bab-Dzira

Interview oubliée

Kateb Yacine : Le docker de Bab-Dzira

Le 1er mars 1962, Kateb Yacine est au Caire pour assister au 2e Congrès des écrivains afro-asiatique, auquel ont participé 150 écrivains et intellectuels de 50 pays des deux continents. Le président de la délégation algérienne n’est autre que Mostefa Lacheraf, qui venait d’être libéré de prison. L’auteur de Nedjma, était vice-président de la Commission dite du Rôle de la traduction dans le renforcement de la solidarité afro-asiatique et le développement de l’échange culturel entre les peuples afro-asiatique, du Congrès.

La journaliste, poétesse et critique littéraire égyptienne Malak Abdelaziz Abdellah (1921-1999) s’est rapprochée de lui pour réaliser cette interview, parue  dans la revue cairote, Al-Majala, n°62, du 1er mars 1962, p. 45-47 :

Question : À quel moment débuta votre rapport  avec le mouvement national algérien ?

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Kateb Yacine : J’avais quinze ans  c’était lors de manifestations populaires à Sétif et auxquelles j’ai participé, on m’a arrêté et j’étais définitivement exclu des écoles.

Q : Quand est-ce que ces manifestations ont eu lieu ?

K.Y. : C’est vers la fin de la Seconde guerre mondiale que les Algériens ont commencé à se réunir et à manifester dans l’ensemble des villes de l’Algérie afin de revendiquer leur indépendance, après avoir contribué largement aux côtés de la France, dans sa lutte contre le nazisme.

Q : Quand est-ce que vous avez commencé à écrire de la poésie ?

K.Y. : À l’âge de seize ans, avec mon premier recueil intitulé Soliloques.

Q : Qu’avez-vous fait une fois exclus des études ?

K.Y. : Je suis resté et j’ai continué à appeler à la lutte en animant des conférences et rédigeant des poèmes. Puis, je suis parti à Paris et j’ai vécu parmi les ouvriers Algériens  en menant la vie du poète militant.

Q : Après cela, vous n’êtes pas retourné en Algérie ?

Kateb Yacine. : Je suis revenu en 1948, et j’ai travaillé à Alger-Républicain, puis comme correspondant de presse, à cette période je me suis déplacé dans plusieurs pays. Mais au décès de mon père, en laissant dernière lui une famille nombreuse, j’étais obligé de retourner en Algérie où j’ai travaillé comme  ouvrier dans la construction du port et après l’achèvement des travaux, j’étais obligé de retourner encore à Paris, à la recherche de moyens de survivre, là, j’ai travaillé dans le goudronnage des routes, dans les travaux pour bâtiments ; j’ai fait n’importe  quel autre boulot qui se présentait à moi et où il était permis aux Algériens d’y travailler.

C’est là où j’ai fait la connaissance du livre, et j’ai commencé à écrire dans des journaux  libres, de même que j’ai achevé, certains des livres dont j’ai débuté la rédaction. J’ai donc publié une pièce de théâtre poétique, Le Cadavre encerclé, par la suite le roman Nedjma. Au déclenchement de la révolution algérienne, j’ai quitté la France et je me suis déplacé de pays en pays  appelant au soutien de la cause nationale.

Q : Nous remarquons que, même si vous vous exprimez en arabe, vous écrivez en français, et c’est le cas de nombreux écrivains algériens célèbres et dont certains ne trouvent  aucune difficulté à s’exprimer en arabe, pourquoi ce phénomène ?

K.Y. : Le colonialisme a voulu anéantir tout patriotisme en faisant la guerre à la langue arabe et d’une façon systématique, il a procédé à la fermeture et destruction même, des écoles qui enseignaient l’arabe et persécuté les enseignants et écrivains, brûlé des livres, ce qui obligeait tous ceux qui voulaient apprendre ne serait-ce le peu de connaissances, à aller vers les écoles françaises, chose qui a fait que beaucoup d’intellectuels ne pouvaient s’exprimer en arabe.

Q : Mais quel est l’impact de cette littérature algérienne écrite en français sur le combat contre le colonialisme ?

K.Y. : Nous nous accaparons des armes françaises afin de combattre les Français et les renvoyer de chez nous. De même pour cette arme qui est la langue française, qui n’est qu’un outil avec lequel nous faisons parvenir nos idées révolutionnaires aux intellectuels Algériens qui, comme  nous, ont été privés d’y goûter et à s’exprimer avec l’arabe classique. Tout comme elle est un outil avec laquelle, nous mobilisons l’opinion mondiale afin qu’elle soutienne notre cause. Par son biais, nous attirons dans nos rangs, quelques Français libres, de cette manière nous renverrons cette flèche empoisonnée à son archer.

Q : Est-ce que ces écrits qui sont publiés en France, arrivent en Algérie ?

K.Y. : Oui, ils arrivent en sous terre et d’une façon clandestine, tout comme pour les armes.

Q : Quel statut a cette littérature algérienne écrite en français ? N’est-elle pas perçue par certaines personnes comme une composante de la littérature française ?

K.Y. : Non.. Cette approche est certainement erronée. La littérature algérienne écrite en français est une littérature indépendante de la laquelle elle s’exprime, libre de tout lien sentimental ou ethnique. Elle exprime une réalité qui subsiste d’elle-même, une âme authentique qui a les caractéristiques de la sagesse du peuple algérien et de sa volonté révolutionnaire à vouloir anéantir des situations coloniales pourries par de nouvelles réalités ayant des assises solides.
 

Q : Mais, n’y a-t-il pas d’auteurs algériens qui écrivent dans la langue arabe classique ?

K.Y. : Oui, il y a quelques écrivains comme le docteur Mostefa Lacheraf, membre de notre délégation dans ce Congrès. Mais la difficulté à éditer le livre en arabe, en Algérie, se pose avec acuité entre nombreux d’entres eux et l’édition.

Q : Vous n’avez pas pensé à publier de tels écrits dans un pays arabe ?

K.Y. : En réalité, la bataille de l’action violente que nous menons, peut nous détourner de cette question. Mais les écrits militants en langue arabe se limitent aux publications clandestines que la Commission des publications diffuse parmi les forces combattantes et au sein du peuple.

Q : Si les masses populaires ont été privées d’apprendre la langue arabe, peuvent-elles comprendre ces écrits ? Et comment peut-on les mobilisées dans ce combat ?

K.Y. : Le peuple reconnaît sa voie, le jour où on lui a interdit de s’exprimer dans la langue arabe classique, il s’est retourné vers la langue parlée, où des poètes populaires, troubadours et conteurs se sont illustrés par un travail, très risqué d’ailleurs, de mobilisation des esprits en direction de la révolution anticolonialiste. Et l’Emir Abdelkader que la masse paysanne combattante avait choisi comme émir de la lutte contre l’agression française à la fin du siècle passé, fut en son temps, un des plus grands poètes de la langue classique, en plus de sa grande connaissance de la culture traditionnelle et de l’histoire. Il était connu pour être fier de sa langue arabe classique, mais en tant que moudjahid et chef révolutionnaire du combat libérateur, il savait pertinemment tout l’intérêt que portait cette production populaire dans la langue parlée, c’est pour cela qu’il l’a encouragée et l’a soutenue  en tant qu’une arme efficace de combat et par laquelle il diffusait la prise de conscience et enflammait les cœurs de la masse. Et ce phénomène de la poésie populaire, ne faisait que s’amplifier et d’une façon accrue, durant les insurrections qui s’en suivirent.

Q : Lors des débats, au sein de la Commission de la traduction, il était question du choix des livres à traduire et est-ce que nous commençons par la littérature de combat ou par celle du patrimoine populaire qui représente l’âme du peuple, son caractère et son authenticité, et je vous ai vu plutôt adepte de la première. Comment expliquez-vous cela ?

K.Y. : Le Congrès afro-asiatique est une institution révolutionnaire et militante, il est donc tout à fait naturel qu’il débute par la traduction de la littérature militante qui sert, d’une sorte de combustible dans la bataille que mènent  aujourd’hui les peuples d’Asie et d’Afrique. Pour ce qui est du patrimoine ancien, des institutions culturelles de ces mêmes pays peuvent poursuivre sa traduction, bien que je ne sois pas contre une traduction de ce patrimoine sous l’égide du Congrès Afro-Asiatique, je me réserve la primauté pour la littérature de combat.

Q : Avez-vous d’autres publications en plus de celles que vous avez cités ?

K.Y. : Oui.. Un roman Le Cercle des représailles, d’autres sont en voie d’édition, comme : La Guerre de cent trente ans, traitant de la lutte de l’Algérie durant la colonisation qui a duré cent trente ans. Une étoile amnésique, La Femme sauvage (*) et Le Polygone étoilé.

Q : Où vivez-vous en ce moment ?

K.Y. : Comme vous voyez.. Aujourd’hui, je suis au Caire ! Après quelques jours, je serais en Chine.. je parcours les quatre coins du monde défendant la cause de mon pays.

(*) – La Femme sauvage, sera traduite en arabe, avant sa publication grâce à l’amitié qu’entretenait Kateb Yacine avec le poète Syrien Adonis (de son nom Ali Ahmed Said), qu’il rencontra à Paris. La pièce théâtrale sera publiée en deux parties dans la revue libanaise Adab, n°1, de janvier 1962 (1ère partie) et la revue Chiyr (Poésie), n°21, du 1/1/1962, (2e partie).

Traduction : Mohamed-Karim Assouane, université d’Alger-2.

 




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