Mercredi 24 janvier 2018
Aux sources du gnawa et de la traite des esclaves (I)
De tous temps, l’âme populaire s’est exprimée par l’art. Parmi les arts populaires les moins connus dans nos contrées nord-africaines, cet art mystique et mystérieux qu’on appelle les musiques sacrées ou rites de (dé)possession musico-thérapeutiques. C’est dans le but de faire un peu mieux connaître cet art réservé à une élite particulière, que nous vous proposons cette immersion dans le monde envoûtant des musiques sacrées nord-africaines.
Des rives du Nil en Egypte au port d’Essaouira au Maroc, un rituel appelé Gnawa est pratiqué depuis plus d’un millénaire par des castes spécifiques appartenant à des populations d’origine subsaharienne. Le Gnawa possède des appellations différentes pour chaque pays : il est ainsi appelé Taghnawith au Maroc, Diwan bilali en Algérie, Stambali et Sidi Saad en Tunisie, MekéIi et Stambouli en Libye et Zar en Egypte.
L’histoire commence avec les premières caravanes de négriers qui sillonnaient l’Afrique de l’est et de l’ouest en capturant les populations noires des villages pour les vendre comme esclaves aux marchands musulmans d’Afrique du Nord.
En Algérie, les témoignages sur cet horrible commerce sont légion, comme le rapporte Emile Dermenghem, journaliste et archiviste de renom, dans l’extrait suivant de son livre «les confréries noires en Algérie (Diwans de Sidi Blal) » paru en 1953 : (Au XIX° siècle, un nègre jeune et vigoureux acheté au Soudan valait 5 à 6 douros (30 francs) ; dans les oasis, son prix passait à 35 ou 40 douros (200 francs) et ne cessait de monter à mesure qu’on approchait de la mer. Le Mzab resta longtemps une des places fortes de la traite. Il y avait alors dans la pentapole 327 esclaves et 964 affranchis, Les unions mixtes ont été assez nombreuses pour donner naissance à une caste, les Homrià (les «rougeâtres»), métis de mozabites et de négresses.
A Alger, il y avait vers 1900, sept dars (maisons) de Sidi Blal, selon les pays d’origine : trois pour le Soudan oriental haoussa (Bornou, Katchena, Zouzou) et quatre pour l’Ouest (Bambara, Songraï, Tombou, Gourma).
Au Maroc, l’ethnologue et sociologue Abdelkader Manai estime que le début de la traite des noirs dans le pays s’est effectué en deux phases historiques :
La première, pendant le règne d’Ahmed Al Mansour Dahbi (1578-1603) qui a fait venir des groupes d’esclaves noirs pour les faire travailler dans les sucreries de Chichaoua et d’Essaouira. Ce premier groupe s’est distingué par une violente révolte à la fin du règne de Dahbi. Ils sont considérés comme les Gnawas de la compagne.
La seconde vague importante d’esclaves noirs a été celle qui avait constitué la garde royale du sultan Moulay Ismaël (1672 à 1727), les fameux Boukhara dont parle l’Histoire. Ils sont considérés comme des Gnawas de la ville de Fès parce qu’ils sont arrivés avec la fondation de celle-ci.
Concernant la Tunisie et la Libye, la route qu’ils ont prise est tout autre les anciens Gnawas de Tunis. D’après les recherches d’Arthur John Newman Tremearne (major britannique ethnologue et explorateur) dans son livre écrit en 1914 « Ban Of The Bori Démon and Démon-Dance », ils ont suivi la route du Fezzan, Ghadamès vers Carthage et enfin Kano. Si l’on se réfère aux estimations de la traite transsaharienne, 100 000 esclaves noirs l’ont parcourue, contre seulement 65 000 qui sont entrés en Algérie dont la majorité a été employée dans le travail des champs, notamment dans les travaux d’irrigation, et aussi comme domestique. Les princes, depuis l’époque hafside et jusqu’aux beys husseinites, systématisent l’emploi d’esclaves dans la garde des palais et les milieux aristocratiques vivant autour du pouvoir et pour la notabilité citadine. Ces esclaves ont été affranchis par la suite après l’abolition totale décidée par le décret du 23 janvier 1846 d’Ahmed Bey.
Le terme « Gnawa », dans l’imaginaire populaire nord-africain a été de tout temps connoté de façon péjorative, car il désigne le noir voleur et menteur, le mendiant aux liens dangereux avec le monde des esprits, ce qui lui confère un statut de confrérie marginalisée à cause justement de sa pratique de la mendicité.
Selon le Major Tremearne qui dès 1914 en fit la description, le Gnawi n’est autre que le Bori pratiqué par les haoussas du Niger, ceci a été par la suite confirmé par d’autres ethnologues, et en particulier par Viviana Pâques, anthropologue et professeure a l’université de Strasbourg, auteure du livre révélateur de cet immense réservoir culturel et spirituel au monde dans «la religion des esclaves» en dédiant presque toute sa vie a son étude au sein des confréries Gnawa en Afrique du nord, elle a démontré comment les wasfan (nom donné par les Turcs aux esclaves noirs ) appartiennent à l’aire culturelle englobant l’ensemble de l’ancien Soudan où existe un rite de possession similaire appelé Bori ou Bouri.
De nos jours, les officiants du Gnawi revendiquent leur africanité et se présentent comme les descendants des anciens esclaves en particulier Sidna Billel, le muezzin du Prophète, l’Abyssin racheté par le prophète Mohammed aux persécuteurs de La Mecque, un des cinq premiers musulmans, un des plus indiscutables compagnons.
Seulement, du point de vue des Gnawas, ils reproduisent des pratiques africaines animistes, mais ils ne se substituent en aucune façon aux pratiques religieuses islamiques. Bien que conscients d’être la chaîne vivante qui assure la continuité des traditions africaines.
Les instruments de musique
Pour les besoins des rituels les Gnawas utilisent différents instrument et costumes.
L’orchestre qui se compose
- du grand Tbal (Tambour) que l’on tient entre les jambes et que l’on frappe sur le côté supérieur avec deux gros bâtons courbés, ou porté en bandoulière et frappé des deux côtés;
- d’un petit Tambour appelé généralement Kourketu Que l’on frappe à plat de deux baguettes droites en bois d’olivier ;
- du gambri ou Hajhouj instrument à trois cordes et à registre bas la caisse est formé avec un arbre sacré qui est le figuier le long manche est orné de coquillages et d’anneaux métalliques qui se termine par une large et mince feuille de fer blanc ;
- enfin, des classiques krakebs ou shkasheks, grandes castagnettes doubles de fer au bruit violent dont le timbre métallique se marie aux appels impérieux et mats du grand tambour.et aux vibrations du gambri.
Les musiciens
Le Maalem pour le Maroc et l’Algérie ou le Yanna pour la Tunisie et la Libye, est le principal acteur du rituel, le seul habilité à jouer du gambri, un savoir que les doyens des officiants transmettent de père en fils car seul cet instrument mélodico-rythmique peut créer l’ambiance grave et mystérieuse propice à l’incarnation des (esprits) au moment de la transe.
Les principaux protagonistes du rituel
Aerifa (celle qui sait) est l’initié et le Mkadem (maître des cérémonies)
Les costumes et autres objets
Des foulards, des blouses au sept couleurs (blanc, vert ou bleu nuit, bleu clair, rouge, noir, jaune et rose) des brûle-parfums « Majmour » (des braseros pour les fumigations au benjoin et différents parfums associée à chaque couleur), divers instruments, couteaux, nerfs de bœufs sont utilisés au moment de la transe ainsi que différents déguisements représentants des esprits comme Bou-Sadiya en Tunisie (l’homme en haillons), vêtu de lanières de peau et portant un masque pointu garni de cauris ou les costumes avec des plumes et des peaux représentants les Magzawas en Algérie (tribu d’esprits anthropophagique de l’ancien Soudan).
Les mots les plus courants pour désigner le rituel sont généralement (Derdba ou Ziara)
La Derdba commence le mercredi matin avec la promenade du taureau, orné d’un jlal à la couleur de la confrérie, à travers les ruelles de la ville suivi par la procession de pèlerins et de fidèles et les musiciens qui jouent du Tbal et des Krakebet, le brasero de fumigation porté par l’a3rifa, Arrivée au lieu du saint, la procession s’arrête et le plus vieux des cheikhs invite les gens à la Ziara (donations/offrandes) pour recueillir la baraka du saint patron à qui la confrérie est affiliée et en l’honneur de qui les sacrifices auront lieu. Après la récitation de la Fatiha, on procède à la “Dbiha”, le sacrifice du taureau ainsi que des chèvres, des boucs et moutons apportés en offrandes par les pèlerins.
Après la consommation de la wa3da généralement (couscous et morceaux de viandes), et la prière du Dohr, on procède à la sacralisation des lieux et de l’espaces de transe (Djdib) par une séance dédiée à l’improvisation et au divertissement, ou les musiciens tapent des mains et des pieds sur le sol.
Les Gnawas commencent à chanter les louanges à Allah et à son prophète Mohammed (Qsssl). Dans une ambiance bon enfant où l’on discute, échange et tape des mains et des pieds, les initiés et les non-initiés participent à poser les jalons d’une ambiance de fête avec des danses appelées Kuyu. Une succession de moments sensoriels et musicaux, une organisation rythmée de tous les éléments (objets, couleurs, musique, nourriture), à partir de ce moment, il faut rentrer dans cet espace déchaussé et il n’est plus permis de boire, de manger et de fumer. (A suivre)