30 avril 2024
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La tendresse et l’humour d’un auteur hors-pair

Bruce Jay Friedman

La tendresse et l’humour d’un auteur hors-pair

« De tous les membres de l’école juive américaine, Bruce Jay Friedman est, paradoxalement, l’un des plus célèbres aux Etats-Unis et l’un des moins connus en France. Mais peut-être Friedman a-t-il le tort de ne ressembler à personne. Si l’on voulait lui découvrir des parentés, il faudrait imaginer une   sorte d’accouplement des contraires, quelque chose comme l’enfer de Flannery O’Connor traversé par le rire de Mark Twain ou la visite des Marx Brothers. » C’est ce qu’a écrit Claude Bonnefoy dans le Nouvel Observateur du lundi 27 octobre 1969 lors de la sortie de « L’imprésario de l’au-delà » aux éditions du Seuil.
Sous une couverture qui représente un immense cercueil noir d’où émerge un soutien-gorge rose, Bruce Jay Friedman a publié en 1965 une « Anthologie de l’Humour Noir ». Il était un des écrivains les plus qualifiés pour cette entreprise. Ses deux romans « Stern » et « Mom » ainsi que son recueil de nouvelles, « L’imprésario de l’au-delà », tous parus au Seuil et tous traduits par Solange Lecomte, sont en effet d’excellentes illustrations de ce genre, à la fois pathétique et comique, qui doit beaucoup à une certaine tradition juive qui nous rappelle parfois le meilleur de Gogol et de Charlie Chaplin.

« Stern » est le récit d’une crise dans la vie d’un jeune bourgeois new-yorkais. Le héros de ce roman a trente-quatre ans. Il possède une maison avec jardin en banlieue, une situation, une femme, un enfant, un chien. La pelouse est miteuse, la maison est à vingt-cinq minutes de la gare et la gare est à plus d’une heure de train du bureau, et, finalement, rien ne lui plait plus. Stern est mordu par les chiens du voisin, un autre voisin a bousculé sa femme et traité son fils de youpin. Le gosse n’a pas de camarades de jeux dans cette banlieue « chrétienne ». Stern trouve son métier intolérable. Avide d’être aimé, il a une femme laide, négligente, larmoyante… Il n’arrive pas à se faire des amis et n’a réussi  ni socialement, ni professionnellement ni sentimentalement.

Stern tombe malade — ou se croit malade, ce qui revient au même — et fait une crise nerveuse. Comme le dit très justement Saul Bellow, Stern est « un Schlemiel scrupuleux mais inefficace dont les émotions brûlantes et réprimées se transforment en ulcère d’estomac. Faible, innocent, plein de bonnes intentions, Stern est la victime toute indiquée pour perdre la bataille contre ses voisins et contre le monde… »

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Cette tentative d’exploration, sur le mode tragi-comique, d’une vie privée dans un quartier de la périphérie new-yorkaise, se rattache à d’autres romans américains de ces années tels que « L’homme de gingembre » de James Patrick Donleavy (qui vient de mourir au mois de septembre 2017). Ce qui fait l’originalité de « Stern », c’est peut-être le ton de l’auteur, qui réussit, avec le minimum d’artifices, à amuser — et à effrayer en même temps — le lecteur moyen. Le roman, cependant, n’est ni désespéré ni désespérant. Bruce Jay Friedman sait choisir le détail comique, accumuler les évènements originaux, laisser le lecteur sur une impression d’humour et de tendresse.

« Mom » a été moins bien accueilli que « Stern » par les critiques et les lecteurs. Le livre, moins original, moins achevé que le précédent, emprunte peut-être davantage à la réalité quotidienne et, à ce titre, mérite l’attention de tous ceux que fascinent les aspects divers de l’American way of life.

On pourrait résumer en quelques mots l’intrigue de « Mom » : c’est, d’un certain point de vue, le récit de quelques mois de la vie d’un jeune américain encore entortillé dans le cocon maternel.

Joseph, un petit israélite new yorkais, a dix-sept ans. Il a terminé, sans gloire, ses études secondaires. Il a déposé une demande d’inscription à l’université de Columbia mais ne connaîtra la décision du comité des admissions que dans le courant de l’été. En attendant, il accepte un job mal rémunéré dans un camp de vacances. Il s’y ennuie et se fait renvoyer au bout de quelques semaines. Il s’est blessé dans ce camp. Il soignera, pendant des jours, son bras malade. Cet été est vraiment très pénible pour lui à tous les points de vue.

Columbia refusant de l’admettre en son sein, Joseph essaie d’entrer dans un autre établissement d’enseignement supérieur. Il réussit finalement à se faire admettre dans une des deux mille universités américaines, l’une des moins exigeantes et des moins brillantes du Middle West, Kansas Land. Il y débute sa carrière d’étudiant, sous l’égide de sa mère, qui l’a accompagné et qu’il ne renverra chez elle qu’à la fin du premier trimestre.  Joseph, cependant, n’est pas le héros du livre. Celui-ci est dominé par le personnage de la mère, la redoutable « Mom », dont le personnage a été déjà dessiné dans le roman précédent sous les traits de la mère de Stern — « une grande femme voluptueuse » qui porte « des pantalons de Toréador » — et sera repris dans d’autres œuvres de Friedman. Mom a quarante-cinq ans et une plantureuse féminité. Elle a un mari — un artisan qui fabrique des canapés et qui vient d’acquérir une voiture —, une fille d’une vingtaine d’années, vaguement fiancée. Ni l’un ni l’autre ne comptent à ses yeux. Elle méprise son mari, qui est une sorte d’impuissant, et elle ne s’intéresse qu’à son fils, qu’elle protège contre tous les ennemis, toutes les embûches possibles, et dont elle guide à tous les tournants l’éducation et la carrière. « Mom » force tous les retranchements. Elle oblige le directeur du camp de vacances à donner un emploi de serveur à Joseph. Elle s’installe en face du camp, de l’autre côté du lac, pour surveiller la situation. Elle obtient d’une divorcée récidiviste qu’elle intervienne auprès d’un officier de marine qui a des relations avec les gens de Kansas Land. Elle essaie de séduire le commandant Vanderhuysen — et y réussit presque trop bien. Finalement, elle inscrit Joseph à Kansas Land, l’accompagne en avion, reste avec lui pour guider ses premiers pas. Débrouillarde, autoritaire, totalement dépourvue de tact, elle s’impose auprès de tous, même auprès de ceux qui la trouvent un peu trop voyante.

Il est certain qu’elle exagère dans ses rapports avec son fils. Elle se vante devant lui un peu trop souvent des compliments, réels ou imaginaires, que lui valent ses attraits. Elle croit que tout le monde l’admire et, sans doute, croit-elle aussi de bonne foi qu’elle met tout en œuvre pour aider son fils. Or, celui-ci, blessé par cet étouffement, ce débordement d’amour, finira par en avoir assez. Quand sa mère s’en va, il éclate : « …il se mit à crier des injures à sa mère, d’abord d’une voix normale, puis de toutes ses forces, pour se libérer : « Pour qui te prends-tu ?… Tu n’as vraiment rien de formidable !… Je n’ai jamais pu te supporter, même une seconde », hurla-t-il encore et il continua sur le même ton jusqu’à ce que le sifflement du train fût devenu trop faible pour couvrir sa voix… »

    Mais est-il vraiment libéré de sa mère ? Serait-ce un inceste larvé et inavoué ? Restera-t-il toute sa vie une victime de sa mère ? « Mom » n’est pas seulement le roman de la femme juive accaparante et inconsciemment incestueuse. On pourrait même affirmer que Bruce Jay Friedman a reculé devant le sujet, peut-être parce qu’inconsciemment il craignait plus ou moins d’offenser sa propre mère. Le roman vaut aussi par les autres monstres qu’il nous décrit. Les personnages secondaires sont presque tous aussi affreux et fascinants.

Lorsque Joseph, au camp, trouve un flirt, c’est une jeune fille étrange que son propre père appelle Dracula, et dont le cou se démanche quand on la caresse, avec un « drôle de bruit » de tuyau qui se dévisse :

« Après avoir jeté un regard du côté de la salle, Joseph posa les lèvres, à travers le soutien-gorge, sur les bords des seins de la jeune fille dont la tête pivota alors violemment sur ses épaules, tandis que sortait de sa gorge une sorte de « Brrrrr » ressemblant à ces bruits de tuyauterie qui vous réveillent parfois la nuit.

    — Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda Joseph en délaissant son sein.

    — C’est une des choses que je ne peux pas empêcher, dit-elle. N’y fais pas attention.

    …le père vient à leur rencontre.

    — Eh bien, demande-t-il, ma petite Dracula n’est-elle pas une personnalité délicieuse ? »

Le père de Joseph est plus qu’un monstre : un tragique. Un jour, Joseph l’accompagne à son travail. Le père montre à son fils l’endroit où il achète tous les jours le journal. Dans le métro, il précise : « D’habitude, je me mets au fond, de ce côté-ci, et je me tiens à la courroie. » Il fait visiter à Joseph le lugubre atelier où il fabrique des divans, lui présente son patron qui offre à l’adolescent un morceau de cuir en souvenir. Après quoi, le père montre à Joseph un vieux Grec tout voûté :

— Celui-là, c’est moi qui suis son patron.

A midi, père et fils vont prendre un sandwich, en vitesse, dans une cafétéria inconfortable et encombrée. La journée terminée, le père déclare :

— Cela fait vingt ans que je suis dans le métier.

Et, reprenant le métro :

L’humour de Bruce Jay Friedman a été rarement aussi noir que dans ces deux ou trois pages consacrées au père. N’allez pas croire que tout, dans ce livre, est noir. « Mom » est aussi et surtout un roman amusant mais souvent affreusement triste. Pour avoir une idée plus complète de l’œuvre de Friedman, il faut lire ses nouvelles.

Dans « L’imprésario de l’au-delà », nous trouvons plusieurs personnages qui ont des traits communs avec « Mom » : l’ennemie, pour beaucoup de personnages de Friedman, c’est la femme, qui ampute ou étouffe, et pas seulement dans des œuvres telles que « Mom » ou que la nouvelle intitulée, d’une façon précise, « L’ennemie ».

Lotito est la victime de plusieurs filles qui le poursuivent et se jouent de lui. Celle qui lui arrache ses derniers quatorze derniers dollars et l’entraîne dans un cimetière de voitures, refuse, après l’avoir provoqué, de se soumettre à lui et l’abandonne blessé, meurtri par un sentiment d’humiliation profonde. Dans une autre nouvelle, Stefano, écrasé de dettes, trompé et abandonné par sa femme, a besoin de quelqu’un à qui parler de ses problèmes : il engagera un  jardinier noir pour lui servir de psychanalyste.

« Scuba Duba » est une histoire douce-amère qui abonde en traits comiques. Le héros est, comme Stern, un malheureux névrosé, et comme Joseph, une victime de sa mère.

Ce jeune américain, en vacances en France sur la Côte d’Azur, a une bonne situation dans la publicité et aime, à sa façon sa femme et ses deux enfants. Sans s’en rendre compte, il est absolument insupportable. Sa femme en est venue à lui préférer la présence d’un plongeur sous-marin noir, puis d’un autre noir, poète celui-là, avec lequel elle refera sa vie. Il ne peut accepter cette situation. Il consulte sa mère et son psychiatre, essaie de faire revenir sa femme, se fâche contre les amants de sa femme,  oublie son « libéralisme » pour devenir carrément raciste et repousse les consolations d’une jeune voisine en bikini. L’art de Bruce Jay Friedman est de nous montrer le tragique du personnage à travers une atmosphère de comédie et de farce — parfois un peu crue.

Formé comme Salinger à l’école du New Yorker, Friedman a, tout comme l’auteur de « L’attrape-cœurs », un domaine de prédilection limité. Il sait, toujours comme Salinger, fabriquer et rendre vraisemblable n’importe quel genre de dialogue et construire ses personnages à l’aide d’une conversation habilement reproduite — ou de quelques répliques échangées.

Bruce Jay Friedman possède un don remarquable d’humour et nous fait sourire souvent. Ce romancier comique qui peut dépeindre des situations affreuses et exposer ses personnages à de cruelles souffrances n’est jamais monstrueux ni cynique. Il aime ses congénères, il aime la nature, il regarde l’homme avec indulgence et sympathie.

Cet humoriste est, au fond, un tendre.

Auteur
Par Kamel Bencheikh

 




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