Mercredi 21 juillet 2021
L’Algérie et le Maroc : de vrais et de faux jumeaux ?
» Si tu veux la paix, prépare la guerre », disait-on au temps des Romains.
Mais il faut s’assurer de la validité de cette « sagesse » qui n’en est peut-être plus une de nos jours, sachant que toute guerre a pour point de départ la rupture de la paix par l’un des belligérants, et pour point d’arrivée son rétablissement à la demande des deux. La plupart des fois sans vainqueur ni vaincu, pour rien ou pour peu de choses, en ayant perdu plus que gagné des deux côtés, pertes qu’on s’empressera de dissimuler sous le sceau du « secret défense » ou de la « fierté nationale » en attendant l’oubli et le prochain départ de feu volontaire ou accidentel.
Dans nos contrées voisines, on a l’habitude de mettre le mal fait par les hommes – par leurs piètres dirigeants plus exactement – sur le compte du « Chitan » (le diable) : « Djabha chitan !» dit-on après une mésaventure irréfléchie dont on a hâte d’effacer les traces pour qu’on n’en parle plus. En fait, pour éviter de chercher qui a tort et qui a raison de peur que le brasier ne reparte de nouveau.
C’est qu’au Maghreb on n’aime pas faire face à la vérité, à ses propres vérités. On ne mesure pas les conséquences d’un acte avant de le commettre, on fonce dans le tas et avise ensuite. Puis on enterre la vérité au fond d’un puits sur le couvercle duquel on prend soin d’écrire en guise d’épitaphe : « Ne jamais ouvrir ! » (« Khalli lbir beghtah »). Ainsi naissent adages et proverbes, vrais et faux : à coup d’épitaphes à double fond, et à force de sentences escamotées par un usage abusif.
C’est ce qu’a fait le Maroc avec l’Algérie en 1994 quand il l’a l’accusée à tort d’avoir perpétré les attentats de Marrakech, et cette semaine avec un doublé de ratés : en créant une carte de la Kabylie qui n’existe que dans sa tête, et avec l’affaire « Pegasus » qui n’en est qu’à ses débuts tant avec l’Algérie que la France et très certainement l’Espagne. Il en a du pain sur la planche, notre ami le roi.
Préparer la guerre ne veut pas dire la faire, être le premier à attaquer, et peut se limiter à prendre de simples mesures préventives, défensives ou dissuasives. Et s’y préparer peut s’avérer plus coûteux que la faire car il faut être constamment sur ses gardes, se doter de systèmes de surveillance, d’alerte et de riposte terrestres, aériens et maritimes. Il faut aussi former des effectifs à des techniques en constante évolution, entretenir des équipements qui, pour demeurer performants, doivent être périodiquement renouvelés, et constituer des arsenaux et des stocks de munitions, matériels, engins et produits en tous genres.
Si toutes les guerres humaines, même celles qui ont duré cent ans, se sont terminées par un cessez-le-feu et la proclamation de la paix, pourquoi les avoir faites et les refaire encore ? Parce que ce serait « le propre de l’homme » ? Nullement.
Cette disposition n’est pas mise en l’homme par la nature, mais découle des cultures humaines, des religions, des habitudes de vie et de pensée qui y poussent d’une manière ou d’une autre, sous un motif prétendument sacré ou relevant de la futilité à l’instar de celles qui ont été déclenchées pour une erreur de ponctuation dans un message ou un match de football.
Ces considérations s’appliquent parfaitement au cas de ces deux pays frères qui communiquent si mal depuis la nuit des temps, l’Algérie et le Maroc. De tous les peuples d’Afrique du Nord – les cinq plus 1 (Egypte) – ils sont ceux qui se ressemblent le plus, y compris par le « khéchinisme » qui s’empare d’eux lorsque, blessés par un propos ou pris en défaut, ils se mettent dans tous leurs états et deviennent capables de toutes les extrémités qu’ils sont les premiers à regretter une fois revenus à leur entendement.
Ces deux entités nationales profondément généreuses et hospitalières, qui s’affectionnent en tant que peuples et se haïssent en tant que gouvernants, se préparent depuis leur décolonisation à en découdre à tout moment comme si c’était une « wasiya » (recommandation) laissée par leurs aïeux, ou un mandat du Ciel reçu à la naissance.
Ils n’ont jamais connu les affres de la guerre entre eux, et rien de majeur ou d’irréparable ne les a dressés l’un contre l’autre qui justifie l’animosité étalée de part et d’autre sur les réseaux sociaux. Je parle de la guerre réelle, totale, durable, qui laisse ses protagonistes exsangues, appauvris et traumatisés, pas des escarmouches de 1963 ou de 1976. Ils s’en approchent de plus en plus, comme s’il ne manquait que cette démonstration à leur amour-propre national ou cette distinction de bravoure sur le poitrail de leurs dirigeants respectifs mais pas toujours respectables.
Chacun des deux pays possède de quoi détruire à distance les infrastructures de l’autre et tuer un grand nombre de ses ressortissants. Chacun l’a constitué avec l’argent soustrait aux dépenses de développement et de bonne éducation dues à son peuple, le détournant de leur bien pour le destiner à leur mal.
Quand ils se seront faits assez de mal, chacun étant mu par l’idée « géniale » d’accepter de perdre un œil pour que l’autre perde les deux, quand chacun aura détruit le maximum d’immeubles, d’usines, d’équipements publics, de voies ferrées et ponts du voisin, quand ils se seront repus du sang l’un de l’autre, ils obéiront aux injonctions de l’ONU de proclamer le cessez-le-feu et de s’asseoir à la table des négociations qui les ramèneront au point où ils étaient avant la guerre.
Ce scenario peut être évité, que ce soit entre l’Algérie et le Maroc ou entre le Polisario et le Maroc. Les trois pays peuvent décider de résoudre par eux-mêmes et sans médiation étrangère le problème du Sahara Occidental en quelques semaines, à charge pour chacun de se libérer des anciens prismes pour leur substituer une approche nouvelle construite sur les bienfaits communs à tirer d’un avenir dessiné ensemble.
J’ai republié ici il y a quelques jours un article intitulé « Les inconséquences de la démocratie » initialement paru dans « Algérie-Actualité » du 3 octobre 1985. Il comportait cette pensée du penseur français Montesquieu (1689-1755) qui m’avait bouleversé quand je l’avais découverte dans ma prime jeunesse en lisant sa trilogie (« De l’esprit des lois », « Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains » et « Lettres persanes ») :
« Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien qu’il fût utile à l’Europe et préjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un crime ».
Je propose que nous autres Algériens, Marocains, Sahraouis et Maghrébins en faisions notre philosophie. C’est l’équivalent d’un Hadith « charif » et « sahih ». Qu’on y réfléchisse en ruminant après avoir savouré les brochettes de l’Aïd.