Mardi 29 juin 2021
L’Algérie en perdition
Malgré deux ans de manifestations du Hirak, l’Algérie retourne à la case départ.
L’historien grec Hérodote disait de l’Egypte qu’elle était un don du Nil. Le paraphrasant, j’ai écrit il y a des décennies de cela que l’Algérie était un don du pétrole. Le Nil coule depuis des millions d’années alors que le pétrole, découvert il y a moins d’un siècle, va disparaître sous peu à l’échelle de Kronos.
Le Nil, source de 90% de son système hydrique, a permis à l’Egypte de donner au monde l’une de ses plus grandes civilisations dont attestent les Pyramides qui ont fait son prestige mondial et lui rapportent de précieuses devises de nos jours. Or, pour la première fois depuis cinq mille ans, une menace apparaît qui risque de couper le cordon ombilical qui la relie à la vie.
Par la faute de l’Ethiopie, pensent Egyptiens et Soudanais, qui a construit en amont du fleuve un système de rétention baptisé « Barrage de la renaissance ». Une renaissance de l’Ethiopie peut-être, mais un déclin certain pour l’Egypte et le Soudan. Sans le Nil les deux pays n’auront pas assez d’agriculture pour manger ni assez d’eau potable pour boire, ce qui donnera probablement lieu à la première guerre de l’eau du XXIe siècle.
Le pétrole a été découvert en Algérie à la fin des années 1940 et son exploitation a commencé en 1956, en pleine guerre d’Algérie, comme si la Providence voulait nous donner les moyens de notre indépendance, une sorte de viatique en attendant que nous soyons capables de créer nos propres moyens d’existence. Ce que nous n’avons toujours pas fait après soixante ans.
Héritant d’un pays construit, d’une administration fonctionnelle, d’une agriculture exportatrice et d’une source d’énergie promise à des hausses de prix vertigineuses, les Algériens prirent possession de leur beau et immense pays auquel ils allaient innocemment appliquer leur « fhama » (vision du monde à l’envers) subventionnée par l’argent du pétrole gagné en dormant.
Ils pouvaient se permettre de perdre leur temps dans le nombrilisme et le khéchinisme car n’ayant plus besoin de rouler leur couscous pour manger la même chose chaque jour, ni de faire suer leur burnous pour joindre les deux bouts.
Cette « fhama » porta divers noms (indépendantisme révolutionnaire, socialisme autogestionnaire, «réformes libérales », retour aux sources et islamisme, « novembariya »…) et les conduisit successivement au parti unique, aux coups d’Etats, à la tragédie d’octobre 1988, au terrorisme des années 1990, à vingt ans d’encanaillement dont le coût a dépassé les 1000 milliards de dollars et, enfin, à l’Absurdistan nommé « nouvelle Algérie ».
Plus jamais le pays ne disposera de telles rentrées en devises car l’histoire du pétrole et du viatique providentiel arrive à sa fin. Avec cet argent on pouvait faire de l’Algérie un don de l’Albien, du nom de cette plus grande réserve d’eau douce au monde qui s’étend sur un million de km2 dont 70% dans les profondeurs de notre Sahara, mais il était plus facile de dilapider la manne.
Ayant été mal faite par le haut entre 1962 à 2019 en l’absence d’un peuple de citoyens, l’explosion populaire du 22 février 2019 donna à croire que l’Algérie allait enfin être reconstruite par le bas, sur la base de la restauration de la souveraineté populaire. Malheureusement le compte n’y était pas. C’était une illusion.
Ni le pouvoir ne le voulait, ni le peuple ne le pouvait. Certes, elle a réalisé deux buts importants, mettre fin au long règne des Bouteflika et unir le peuple dans son ensemble, mais elle n’a pas réussi l’opération de métamorphose du « peuple » tout court en « peuple de citoyens », ni à mettre fin au « système ». Conséquence, le pays est revenu à la case départ.
J’ai accompagné le « Hirak » avec 25 articles publiés entre le 23 février 2019 et le 1er juillet 2019. Le 10 mars j’avais publié « L’incroyable a été fait, reste le croyable» où je disais : (Début de citation) « Le peuple algérien flottait dans les airs avec le sentiment d’être adulé des cieux pour avoir accompli l’incroyable. Il y a de quoi, en effet, et il le mérite amplement et de l’aveu du monde entier. Ce qu’il a fait relève proprement de l’incroyable car inattendu et allant à contre-sens de ce qu’on pensait de lui et de ce qu’il pensait de lui-même…
Cet « incroyable », c’est le nombre fabuleux de personnes qui sont sorties manifester, la synchronicité de leurs mouvements, l’unicité des mots d’ordre d’un point à l’autre du territoire national, l’adhésion générale aux idéaux démocratiques…La force, la pérennité et la sécurité de cette révolution citoyenne résident dans sa capacité à mobiliser le peuple chaque fois que nécessaire, jusqu’à la réalisation de ses objectifs : fin de l’ère Bouteflika et du « système » tapi dans les institutions, principalement.
Mais il faut se préparer à descendre du ciel, à mettre pied sur terre pour faire face à l’ordinaire, au plus urgent, pour construire de ses mains et avec ses propres idées le « croyable ». Le « croyable », ce sont l’avenir, l’unité nationale, le socle idéologique consensuel, les institutions démocratiques, une économie indépendante des hydrocarbures…Il y a tellement de choses à faire qu’on en a le vertige, mais on est obligés de les faire car le temps presse…
Il faut se préparer à quitter l’ambiance de fête pour s’engager dans une période de turbulences au bout de laquelle le pays entrera dans une nouvelle ère : celle de la Nouvelle Algérie, rajeunie et plurielle, libre et fraternelle, démocratique et sociale, comme la voulaient la Proclamation du 1er Novembre 1954 et la Plateforme de la Soummam. Sans « açabiyate », sans exploitation par les uns ou les autres de l’islam, des valeurs de novembre ou de l’amazighité…
Le « système » disparaîtra au fur et à mesure que le peuple qui a initié la Révolution citoyenne dégagera ses représentants (sorte de « Coordination nationale de la révolution citoyenne ») et que ceux-là s’organisent en force politique pour veiller au succès du processus de démocratisation du début à la fin… S’il y a ce que peut faire le pouvoir, il y a aussi ce que peut faire le peuple. Pour ma part, je continuerai à proposer des idées comme je le fais depuis un demi-siècle. J’oserai même dire les mêmes idées » (Fin de citation).
Personnellement j’attendais une « révolution citoyenne », mais c’est un « Hirak » – mot arabe désignant un mouvement de foule sans contenu idéel, sans orientation sémantique, sans programme et sans direction – qui s’imposa à la place, facilitant sa dispersion par la combinaison de la répression et de l’antagonisme entre séparatistes kabyles et anti-Kabyles primaires, tous les deux extrémistes et minoritaires dans le pays.
Aujourd’hui, l’Algérie est semblable à un bateau sans gouvernail, sans équipage, sans cap et bientôt sans vivres… Un bateau en perdition. La minorité a pris le commandement de la majorité et trouve plus facile de jeter en prison quiconque s’insurge contre ses dérives ou lui rappelle des vérités élémentaires.
J’ai utilisé pour la première fois l’expression de « Nouvelle Algérie » dans mon discours devant le Congrès constitutif du PRA le 3 mai 1990 à la coupole du stade du 5-Juillet. Puis j’en ai fait le titre de mon programme à l’élection présidentielle de 1995. Maintenant elle me fait horreur.