Vendredi 26 mars 2021
FLN-PCA : première rencontre avec Abane et Benkhedda en 1956 (II)
Pour justifier leurs réticences à prendre contact avec nous en tant que parti, Benkhedda et Abane nous expliquèrent que l’efficacité de l’action nécessitait selon eux de supprimer les différences entre partis et pour cela le seul moyen était que les partis s’effacent.
Clarifications de part et d’autre
Quand nous leur avons rappelé que les proclamations du FLN faisaient appel à toutes les énergies nationales, ils soulignaient, sans invoquer à ce moment explicitement la dissolution du PCA, que le FLN se proposait de drainer les forces patriotiques en un seul mouvement et seulement sur la base des adhésions individuelles.
Nous avons dit que nous comprenions bien l’importance d’une organisation et d’une discipline monolithiques pour tout ce qui concernait le combat et les structurations militaires. Nous estimions cependant qu’en ce qui concernait la mobilisation politique, la propagande, l’éducation etc., gagnerait plutôt à réaliser la cohésion dans des formes de coordination plus souples, plus rassembleuses et par là même plus efficaces. On ferait ainsi de l’autonomie d’opinion et d’expression des organisations qui le souhaitent, un facteur supplémentaire de large rassemblement. A condition bien sûr, que cette structuration plus souple s’accompagne d’un solide consensus et d’une plate-forme d’action reposant à la fois sur l’indépendance comme objectif démocratique et social et sur la lutte armée et de masse comme moyen d’y parvenir.
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Selon nous, ces conditions paraissaient réalisées : le consensus qui a entouré l’initiative de Novembre 54 était devenu très fort. Il rendait d’autant plus réalistes les modalités d’union que nous préconisions, dans le respect des autonomies politiques de ceux qui adhèrent à ce consensus. Cette forme n’était pas contradictoire avec le rôle de noyau dirigeant auquel le FLN aspirait. Nous estimions qu’il assumerait d’autant mieux ce rôle en prenant appui sur la libre adhésion patriotique des participants.
A travers ces échanges, la discussion devenait plus détendue, plus transparente, elle confirmait un minimum de confiance réciproque. Nos interlocuteurs n’ont pas hésité à nous faire part de certaines de leurs préoccupations et motivations.
A propos de l’armement par exemple, ils nous confient qu’ils ont entrepris des démarches auprès du régime dictatorial espagnol de Franco pour obtenir des armes. Bachir et moi, sans nous regarder, n’en fûmes pas trop étonnés. Nous savions déjà que les raisons qui poussaient les dirigeants FLN à demander au PCA de s’effacer en tant que parti n’étaient pas seulement liées à une préoccupation d’efficacité ou même au seul souci de contrôle absolu et de main mise sur le mouvement social. Elles obéissaient aussi à des calculs et des pressions idéologiques internationales.
Nous avions eu un exemple de cette ambiguïté deux mois auparavant avec les pressions de la CISL (organisation syndicale mondiale liée aux objectifs et activités de l’OTAN dans la guerre froide) pour encourager la création de l’UGTA, au prix d’une division du mouvement syndical algérien. Mais, quelle que soit l’importance de ce problème, nous n’étions pas là pour nous concerter en priorité sur les options idéologiques souhaitables.
Nous en aurions peut-être discuté davantage, et probablement sans résultat concret à cette date, si nous avions su comme aujourd’hui, que un mois et demi auparavant, le 15 mars 1956, donc vingt jours avant l’opération Maillot, Abbane écrivait aux dirigeants FLN basés au Caire : « …Si les communistes (sans doute voulait-il dire les pays socialistes ?) veulent nous fournir des armes, il est dans nos intentions d’accepter le parti communiste algérien en tant que parti au sein du FLN si les communistes sont en mesure de nous armer… » [5]. C’est un thème important, que celui des relations régionales et internationales du FLN, il mériterait des développements que je n’aborde pas aujourd’hui.
Vers des points d’accord
Pour l’instant, il y avait au printemps 1956 un enjeu immédiat, qui dépendait seulement de nous : les armes et les combattants présents sur le terrain, qu’allons nous en faire ; quoi décider à leur sujet les uns et les autres ?
De chaque côté, nous avions nos propres convictions, nos préoccupations et préférences partisanes, qui divergeaient sur plusieurs points. Mais les premières clarifications apportées par la discussion nous montraient qu’un accord était possible sans que chacun soit obligé de renoncer à ses visions stratégiques de la guerre de libération.
D’un côté nos interlocuteurs étaient des hommes animés d’une logique et d’un raisonnement politiques. Ils comprenaient l’utilité de l’échange d’arguments politiques dans l’intérêt aussi bien de l’action armée que de la mobilisation de masse. Nous sentions qu’ils n’étaient pas, comme beaucoup d’autres, fortement prisonniers d’une démarche purement activiste qui exacerbe le sectarisme. A défaut d’un accord global sur tout, ils semblaient capables d’apprécier la mise en oeuvre d’une unité d’action même partielle. Et surtout, la situation était telle qu’aucun des deux mouvements représentés n’avait intérêt à bloquer un accord possible par des préalables organiques, ou chercher à forcer la main de l’autre au risque de nuire aux exigences immédiates de la lutte commune.
Malgré les apparences, ce n’était pas un simple marchandage « des armes en échange de coopération ». Dans cette conjoncture, nos interlocuteurs tenaient à une coopération qui, d’emblée fructueuse, ouvrirait peut être d’autres horizons (j’aurai l’occasion d’indiquer pourquoi en cela ils n’auraient pas eu tort, y compris sur le plan de la solidarité internationale, si notre coopération s’était poursuivie en 1957, après leur départ d’Alger). Ils comprenaient que même les plus sectaires dans leurs rangs pourraient difficilement reprocher à des militants non membres des katibas ou des groupes fedayin de l’ALN, de garder leur indépendance organique alors qu’ils prouvaient par ailleurs leur ferme volonté de soutien.
De notre côté, coopérer de toutes nos forces n’était pas une contrainte contraire à nos souhaits mais une orientation de principe. Notre comportement unitaire nous donnait auprès des patriotes sincères la force morale suffisante pour défendre le droit à l’autonomie, certes dans des conditions plus difficiles, nous le savions à l’avance, mais selon nous plus prometteuses d’avenir démocratique.
Cela explique pourquoi d’un commun accord, les discussions se sont tournées de façon pragmatique vers les questions concrètes les plus urgentes, en nous réservant de revenir plus tard sur les problèmes de fond pour lesquels nous avions des différences d’approche. Ainsi, dès cette première réunion, ont été arrêtées des décisions pratiques et propositions concrètes qui seraient soumises à nos organisations respectives.
En fait, elles seront presque aussitôt adoptées formellement et mises en œuvre des deux côtés. Elles seront prolongées et complétées à la rencontre suivante, une ou deux semaines plus tard (à l’ex-rue Horace-Vernet au domicile d’un couple européen chrétien sympathisant du FLN).
La coopération démarre
Ainsi, les contacts ont été mis au point entre les CDL d’Alger et les responsables FLN de la Zone autonome d’Alger pour intégrer leurs groupes. Ceux-ci (sur proposition même de nos deux interlocuteurs) ont conservé leur propre structuration au lieu d’être démantelés, afin qu’ils gardent leur caractère opérationnel.
Pour les groupes des campagnes, particulièrement ceux de Chleff, Ain-Defla, Tenès etc, les contacts ont commencé également entre les d’une part responsables de notre Comité central présents sur place et dont le travail d’implantation était déjà bien avancé (avec Boudiaf, Babou et Saadoun) et d’autre part ceux du FLN (je me souviens seulement des noms de Baghdadi et Omar Belmahdjoub) qui débutaient de leur côté un travail difficile dans cette région où existait encore une influence messaliste.
Ce travail commun de mise en place était assez avancé lorsqu’un envoyé de la zone vint à Alger en faire le compte-rendu à une nouvelle rencontre avec le FLN (rue Pirette, au domicile de nos camarades Servetti), le lendemain du jour de la mort de Maillot au combat. Les structurations se poursuivront plus tard, de même que les livraisons d’armes. Plus tard, nos camarades Abdelhamid Boudiaf et Abdelqader Babou feront partie de la direction FLN-ALN dans la région d’El-Asnam, dont Djilali Bounâama, futur colonel Si Mohammed de la wilaya IV, a été le responsable militaire.
Pour nos groupes de jeunes ruraux ou citadins de l’Atlas blidéen, (issus surtout de Larbâa, Bougara, El Harrach, Alger ville,), Abdelkader Choukal nous fit savoir que les contacts s’étaient bien passés, grâce en particulier à l’esprit ouvert de Dehilès (plus tard colonel Si Sadek) auprès de qui il assuma les tâches de secrétariat. Notre groupe de Baraki dans la Mitidja a continué à être pendant toute la guerre une plaque tournante logistique et politique entre ma capitale et les maquis.
Sur place à Alger, Bachir Hadj Ali informait les membres de la direction pour engager de larges discussions au sein du comité Central concernant le souhait du FLN de voir le PCA se dissoudre, comme venaient ou étaient en train de le faire le MTLD centraliste, l’UDMA et les Oulama. Je procédai de même avec les cadres des CDL pour les informer et recueillir leurs avis sur les nouveaux contacts qu’ils allaient prendre incessamment.
Pendant ce temps, une coopération FLN-PCA se poursuivait au plus haut niveau, y compris pour des questions pratiques courantes. On verra ainsi Benkhedda (« Mr Joseph ») et Jacques Salort se rencontrer plusieurs fois dans la rue pour mettre au point des consignes logistiques, échanger selon les besoins réciproques des cartes d’identité, des balles de pistolet de calibres plus conformes aux armements respectifs et emballées dans des paquets de café en grains etc. La liaison permanente entre nos deux directions se faisait à travers des européens moins vulnérables aux contrôles policiers, le couple Gautron du côté FLN, Annie Steiner et Joséphine Carmona de notre côté.
Plus tard, après l’été, je serai en contact et hébergé chez Aline et Pierre Coudre dans un ancien pavillon de l’époque turque séparé du Palais du Peuple actuel par le chemin de Gascogne. C’est là que certains de mes anciens papiers d’identité sont encore à ce jour coulés dans un bloc de ciment. Aline et Pierre formaient un couple exceptionnel par sa modestie, son sang froid et son abnégation.
Pierre avait été un résistant français anti-nazi dans les maquis de la Dordogne dans les années quarante alors qu’il y était jeune berger. Venu en Algérie pour les Auberges de la Jeunesse que fréquentaient de jeunes Algériens (comme Boualem Oussedik), il fut lié de près aux multiples activités d’Abane avec Amara Rachid ou Nassima Hablal (qui tapait chez lui les documents tels que ceux liés à la préparation du Congrès de la Soummam).
Une de ses fiertés et souvenirs reste, avant les dures épreuves qu’il subira après son arrestation, d’avoir hébergé une réunion de plusieurs dirigeants avec Abane (venu en traction avant et sous protection), ou encore Amara Rachid avant son voyage à Sétif pour contacter Ferhat Abbas. Il avait aussi hébergé le groupe de jeunes filles en instance de départ pour le maquis, et avait encore aidé aux échanges de documents entre la direction du FLN et Moufdi Zakaria pour le projet d’hymne national.
Mon récit vient d’anticiper sur les semaines et les mois qui ont suivi la première rencontre… Mais je reviens à celle-ci à travers un autre aspect de nos échanges avec les dirigeants du FLN. Car avant de nous quitter et d’une façon imprévue, un nouveau thème était venu sur le tapis. Son importance se fera sentir au cours des décennies suivantes et restera actuel jusqu’à nos jours. (A suivre)
S. H.
Note
[5] ouvrage de Mabrouk Belhocine, cité plus haut, page 164