Jeudi 2 juillet 2020
La nation, la patrie, l’État-nation, un gros désordre sémantique dans l’usage
C’est l’une des grandes confusions des étudiants (des deux rives de la méditerranée) et par conséquent l’une des questions les plus fréquentes pour distinguer ces expressions. Il va de soi que chez la plupart des citoyens il en est de même, rendant ces terminologie identiques dans leur usage. Cela est plus gênant lorsqu’il s’agit d’écrits portant sur ces notions. Il est donc toujours utile de rappeler aux lecteurs le sens et l’usage précis de chacune.
En vérité, toutes les trois sont interchangeables dans le langage commun pour expliquer un lien entre les individus et la collectivité à laquelle ils appartiennent lorsqu’il s’agit de la plus grande délimitation territoriale, en quelque sorte ce que nous appelons dans son usage contemporain le pays.
Nous laisserons de côté l’État, une terminologie qui, même si la précision de la définition devrait être mieux connue, est tout de même ce qui pose le moins de problème et entraîne le moins d’erreurs.
Commençons par la racine de tout car la définition de la patrie comme celle de l’État-nation en découlent. Le concept de base est donc celui de la nation lorsqu’il s’agit d’aborder ces expressions et l’histoire de leur évolution.
1. Ernest Renan et la nation
Le 11 mars 1882 le philologue et historien Ernest Renan donne une conférence à La Sorbonne sur la question « Qu’est-ce que la nation ? ».
C’est l’un des textes les plus éblouissants de la 3ème république, une référence absolue. Tout d’abord je souhaiterais remettre les pendules à l’heure à ceux qui nous accusent d’être obnubilés par les références françaises.
L’histoire peut-être contestée dans ce qu’elle a produit de mal mais ne peut l’être dans sa réalité factuelle et la prise en compte de ses effets. Ou alors il faudrait cesser de rédiger des constitutions et des lois qui sont fortement imprégnées du droit français en y prenant ce qui arrange et en laissant ce qui dérange.
Selon les éditions le format du compte-rendu de la conférence d’Ernest Renan est plus ou moins long, il s’agit environ d’une vingtaine de pages écrites. La phrase la plus représentative de la définition de la nation d’Ernest Renan est : « Ce qui distingue les nations ce n’est ni la race, ni la langue. Les hommes sentent dans leur cœur qu’ils sont un même peuple lorsqu’ils ont une communauté d’idées, d’intérêts, d’affections, de souvenirs et d’espérances. Voilà ce qui fait la patrie ».
Vous remarquez immédiatement qu’il assimile lui-même le mot patrie dans une réponse à la question sur le concept de nation, nous y reviendrons.
La mémoire collective retient une définition plus contractée du texte d’Ernest Renan : « La nation est une communauté de destin ». C’est à dire que ce sont les individus qui, librement et selon leur propre vouloir, partagent un projet pour former une collectivité pérenne.
Cependant, la nation n’est pas une notion sacrée devant laquelle il faut s’agenouiller, mettre sa main sur le cœur, portant avec hystérie un drapeau et hurlant avec un trémolo ridicule dans la voix un hymne que peu de gens connaissent au-delà du refrain.
Dans un écrit ultérieur à la conférence de la Sorbonne, Ernest Renan précisera ce célèbre passage par : « L’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours ». Autrement dit, le projet collectif est à prouver constamment, dans les actes individuels, politiques et sociaux de chaque instant.
Rien n’est donc aussi stable et fort que la nation et, paradoxalement, rien n’est aussi fragile que la même notion qui peut exploser à tout moment de l’histoire si on ne la préserve pas par une affirmation d’adhésion, le plébiscite permanent.
La nation est comme un contrat de mariage. Si l’amour en fut le fondement, il y a des chances qu’il soit durable. Et encore, cet amour réciproque doit faire l’objet d’une attention particulière, chaque jour que le soleil fait naître, comme une flamme dont on doit surveiller qu’elle ne s’éteigne jamais.
C’est un combat merveilleux mais il faut en permanence lutter pour bénéficier des effets de ce privilège. La nation, comme le dit Ernest Renan, n’est pas de l’ordre naturel des montagnes et des rivières qui environnent la vie des Hommes, c’est une construction humaine.
2. La patrie
La patrie relève de la même famille de sens, Ernest Renan, nous l’avons précisé, les assimile dans le texte, mais les deux expressions ne sont absolument pas du même usage. Je n’utilise personnellement jamais ce mot, ou d’une manière très prudente car il est toujours détourné et dangereux si on n’y prend pas garde.
Tout le monde le sait, l’étymologique du mot vient de « Pays des pères ». Même les personnes qui ne le savaient pas ont cette intuition par la sonorité du mot.
En fait il y a deux acceptions (sens) du mot. La patrie signifiant l’origine du père s’emploie la plupart du temps dans un sens guerrier. « On défend la patrie » veut dire qu’on défend la terre de nos pères, donc de notre sang. « On peut mourir pour la patrie » veut dire mourir pour l’honneur de son père, ses racines, etc…
Bien que cela ne soit absolument exclusif, c’est un langage privilégié de la pensée d’extrême-droite, de la peste noire dans l’histoire. ATTENTION, ne pas se méprendre, les Algériens l’utilisent à profusion mais nous avons dit au début de l’article que le sens des terminologies était proche et que l’usage fait par les Algériens est par conséquent légitime pour exprimer un ressenti fort et honorable.
Comme nous nous sommes positionnés dans l’étude sémantique et historique précises, il faut rappeler que c’était un langage très utilisé par les hauts officiers des armées de la première guerre mondiale pour envoyer à la mort des millions d’âmes tout en restant eux-mêmes à l’arrière.
Mais lorsqu’on aborde la seconde acception du mot, je suis tout à fait dans l’adhésion. Le meilleur exemple est celui de la célèbre inscription sur le fronton du Panthéon parisien : « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante ».
Il s’agit là des « Pères de la nation » dans le sens de la paternité des grandes valeurs et actions. La patrie est alors représentée par des humanistes, des scientifiques, des démocrates, etc…
Mais comme c’est, hélas, très souvent dans la première acception que le mot est utilisé, ce n’est pas le mien.
3. L’État-nation
L’état est une notion juridique et politique concernant l’organisation du pouvoir institutionnel dans un territoire donné. Nous avions rappelé que c’est la seule expression qui ne posait pas de problème aux étudiants ou très peu, d’une manière marginale. Sauf lorsqu’ils abordent le droit constitutionnel ou l’histoire, ce qui est plus gênant s’il y a imprécision.
L’État-nation est, comme sa construction duelle le montre, une association de la notion politique et juridique (L’État) et de la notion identitaire (la nation). C’est une expression apparue au 19e siècle qui a vu des nationalismes s’exprimer partout en Europe pour contester les grands empires.
L’affirmation des identités locales a provoqué l’émergence d’une demande de lien entre le partage identitaire, le territoire et sa gestion institutionnelle. C’était une revendication nouvelle et révolutionnaire pour l’époque.
Aujourd’hui encore cette notion d’État-nation s’exprime par une revendication de certains pour retrouver, disent-ils, une indépendance (vis à vis de l’Europe par exemple) ou pour « purifier les origines », ce qui est hautement contestable.
L’État-nation se positionne donc dans un discours contraire au fédéralisme ou de toute perte de souveraineté comme l’est forcément la mondialisation dans certains de ses aspects. Comme pour le mot patrie, alors que ses origines étaient légitimes, l’expression est connotée négativement.
Raison pour laquelle elle n’est également pas dans mon langage (Mais dans celui d’Eric Zemmour, à chaque phrase). La plus grande critique faite à Ernest Renan pour sa définition de la nation est donc son oubli de la notion de territoire.
L’État-nation est ainsi le lien d’une nation avec un territoire. La nation exige dans ce cas que le projet commun soit fait par une collectivité qui partage, autant que possible, la même histoire, la même langue et la même culture ou avoisinante.
L’État-nation s’est donc construit en réaction aux empires coloniaux dont le territoire se délimitait au grès des annexions.
Même si cette idée est la base de la délimitation des pays contemporains dont les frontières sont validées par les Nations-Unis, l’histoire de la Crimée, de la Palestine, de Hong-Kong et de bien d’autres tentatives de reconquêtes prouvent que les États-nations sont très loin de trouver une stabilité dans leurs frontières.
Ernest Renan avait raison d’invoquer la nation dans son concept idéalisé, sans mention du territoire, car c’est une accroche philosophique nécessaire pour l’organisation de l’humanité en collectivités cohérentes et épanouies dans un destin commun.
Mais il a, de ce fait, occulté le problème qui se posait déjà à l’époque de son temps, les frontières coloniales de la nation.
Raison pour laquelle il faut s’en tenir à la notion de république, une construction juridique qui prend soin d’éviter d’accorder un certificat d’appartenance historique et culturel aux citoyens.
En conclusion, c’est la république et elle-seule qui est ma référence à la collectivité à laquelle est rattaché juridiquement un citoyen sans qu’il soit question de lui demander ce qu’il se sent profondément ou ce que les autres voudraient qu’il soit afin d’être intégré dans cette collectivité de droit (et non philosophique et identitaire).
Mais la république, qu’est-ce que c’est ? Vous voyez que c’est interminable. Ce qui est normal car, pour reprendre Ernest Renan et l’adapter à cette dernière question, vivre avec les autres, c’est un plébiscite de tous les jours.
Et l’humanité est la définition même d’une collectivité, le plébiscite permanent est donc la sève qui la soutient dans son intégrité.
S L. B.
1/ Ernest Renan était philologue. Que les jeunes lecteurs se rassurent, il me faut à chaque fois consulter le dictionnaire pour me souvenir du sens exact (car je n’en retiens qu’un sens approximatif) de cette science étrange, la philologie : « Étude historique d’une langue par l’analyse critique des textes ».
2/Cela est parfaitement compréhensible car Ernest Renan ne s’engage pas dans l’étude de l’usage sémantique et de ses apparentes contradictions.