24 novembre 2024
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Abdelkrim Djâad : une plume taillée dans une esthétique d’engagement

MEMOIRE

Abdelkrim Djâad : une plume taillée dans une esthétique d’engagement

En ces moments d’adverse fortune, où le monde de la presse est chamboulé par la censure, l’adaptation aléatoire au numérique, l’étrange et absurde concurrence des réseaux sociaux et d’autres travers encore, il n’est pas inutile de revenir sur l’une des personnalités qui ont puissamment contribué à donner un visage, une identité et une âme à la presse nationale algérienne de langue française. Il s’agit d’Abdelkrim Djaâd, qui nous a quittés le 18 janvier 2015.

Il est, sans aucun doute, l’une des plumes les plus percutantes de l’histoire de la presse francophone algérienne depuis l’Indépendance. Il fait cependant partie de ceux qui, par leurs écrits, ont contribué d’une façon déterminante, non seulement à faire aimer la presse et le travail journalistique à ceux de ma génération, mais également à leur inculquer les valeurs culturelles les plus sûres, celles, dans un bel œcuménisme, qui puisent à la fois dans l’authenticité algérienne et de l’universalité. 

Pour toutes ces raisons, et elles sont de taille, il serait assurément incomplet de parler de Djaâd comme simple journaliste, chapeautant une rubrique d’un hebdomadaire ou développant la hantise de la page blanche. Dans les années 80′ du siècle dernier, la page 24 de l’hebdomadaire Algérie-Actualités était pour nous une sorte de page « fétiche » où se relayaient Abdelkrim Djaâd et Tahar Djaout.

La spécificité de ce tabloïd est que la page 24 se continue dans la page 23. Grandes analyses dans le domaine de la culture, interviews avec des écrivains et des penseurs, reportages, présentation d’œuvres littéraires dépassant le simple cadre de fiche de lecture, tous ces articles qui trônent sur ces deux pages constituaient la quintessence du journal, même si les autres pages ne déméritaient pas.

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Djaâd n’a laissé aucun sujet culturel de l’époque échapper à sa géniale et acerbe plume. Géniale, elle l’était sous tous les aspects: sens de l’analyse, esprit de synthèse, style élevé où se bousculent, dans une belle harmonie, le sens de la formule et l’élan de l’éloquence qu’a nourris une culture très étendue.

Acerbe, sa plume paraissait ainsi pour tous ceux qu’elle visait parmi le personnel politique du pays, tétant à la mamelle du parti unique et sévissant dans la haute sphère, et parmi aussi les parodies d’élites et de « société civile » qui avaient laissé faire et abdiqué devant la médiocratie et la tentation clientéliste.

Le paradoxe, pour lui et ses confrères « sévissant » dans cet hebdomadaire, est que l’organe en question était public, financé et contrôlé par l’État-parti. Incontestablement, Algérie-Actualités, organe public pourtant, dont il faudra écrire un jour l’histoire, avait porté les idées les plus avancées de l’époque, celles qui, à défaut de pouvoir s’opposer frontalement à la ligne rigide du régime politique, savait bien exprimer les nuances, proposer des lectures entre les lignes et faisait dans la pédagogie. C’est ici le lecteur qui parle.

La semaine de sa disparition, de nombreux anciens confrères à Djâad avaient pu lui rendre hommage à leur manière, en révélant la manière dont était dirigé le fleuron de journal qu’ils animaient ensemble, en rapportant des anecdotes qui ont marqué le parcours du personnel de la rédaction, et en disant la place honorable qu’occupait le défunt dans cette boite.

Cette fenêtre sur les libertés, sur la culture et sur le « penser-autrement », nous la devions aux journalistes de la trempe de Djâad: Tahar Djaout, Nadjib Stambouli, Mohamed Balhi, Abdou Benziane, Ahmed Ben Allam, Arezki Metref et d’autres encore dont les noms sont dispersés aujourd’hui dans des organes de la presse écrite (papier ou électronique). Certains, comme Djaout, assassiné en 1993, et Abdou Benziane, ne sont plus de ce monde.

Pour les lecteurs qui attendaient impatiemment le journal chaque jeudi matin, Abdelkrim Djâad était une école de professionnalisme, de profondeur d’analyse et de rayonnement culturel. Il nous transmettait immanquablement sa fougue et son bouillonnement, qui l’animaient dans la rédaction de ces papiers.

Lui et ceux de sa génération ont donné à des lecteurs le goût de se lancer dans le journalisme sans passer obligatoirement par la faculté des sciences de l’information ou de la communication. La suite, dès la libéralisation du secteur de la presse écrite en 1990, montrera que c’était sans doute la voie la plus rapide, mais qui avait aussi ses limites, de pourvoir aux besoins des nouvelles rédactions privées.

Comment prétendre véhiculer l’information et instaurer une tradition de lecture, par une approche pédagogique, dans une société où l’analphabétisme, le poids de la tradition orale et l’héritage autocratique étaient les « valeurs » les plus partagées? À ce jour, on ne s’est pas tout à fait débarrassé de ces aléas et travers, ce qui explique, en partie, la difficulté pour la presse à faire valoir l’éthique et le professionnalisme, valeurs vantées par tous les ministres de la Communication, mais qui restent un idéal à l’égard duquel on garde toujours une respectable distance.

Abdelkrim Djaâd eut l’occasion de donner vraiment libre cours à ses idées et à ses analyses dans l’hebdomadaire Ruptures qu’il fonda avec ses amis. Le premier numéro sortit des rotatives le 13 janvier 1993, couvrait la semaine du 13 au 19 janvier.

Pour les anciens lecteurs invétérés d’Algérie-Actualités, ce fut là de belles retrouvailles avec le beau verbe, l’esprit éclairé, la culture dans toute sa profondeur. La touche de l’ancien hebdo public était là: la forme, la présentation et la mythique page 24 qui constituait l’inévitable vitrine de cette belle œuvre. Arezki Metref, un compagnon de route de Djaâd dans cette belle aventure intellectuelle, se souviendra, 20 ans plus tard, de la fougue et de la motivation qui l’animaient, lui et ses compagnons pour fonder une telle entreprise: « Nous voulions confectionner l’hebdomadaire que nous aurions aimé lire nous-mêmes et qui n’existait pas sur la place. Nous avions en commun beaucoup de choses. Nous étions tous attachés à la laïcité et, à raison, suspicieux à l’endroit du pouvoir de l’époque (appuyé sur la «famille qui recule»). Nous tenions en estime le travail intellectuel, la réflexion, la nécessité d’interroger jusqu’aux tabous. La culture est un élément de changement fondamental : nous en étions persuadés. Et puis, beaucoup d’entre nous avaient de l’écriture journalistique une vision esthétique. Il nous importait qu’en plus d’informer et de faire réfléchir, un article de presse fût bien écrit » (Le Soir d’Algérie du 13 janvier 2013).

Auteur
Amar Naït Messaoud

 




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