Mercredi 7 août 2019
Lettre à mon père, le commandant Azzedine
J’ose enfin te dire, dans cette missive, ce que pudeur filiale m’empêche de t’exprimer de vive voix. D’abord l’inaltérable fierté d’être la fille d’un combattant légendaire de la guerre de libération, qui me conforte et me fortifie dans les épreuves tragiques.
Je te vois te lever, grand-père débonnaire, comme le jeune homme que tu fus à l’aube des luttes glorieuses, pour braver une guerre médiatique sans merci après l’enlèvement de mon mari, sous mes yeux terrifiés, par des barbouzes dûment munis de cartes officielles, et son assassinat dans les sinistres cachots de torture.
Je te vois démasquer, avec une vigueur juvénile, les véritables meurtriers, les langues fourchues de l’inavouable, les fossoyeurs de la vérité dans la tombe du martyr. Je te vois noyer ton sanglot dans ton écharpe de deuil. Je te vois étrangler leurs mensonges dans ton mugissement de fauve
Inutile de rappeler tes faits d’armes, le temps les immortalise. Je te vois, au fil des années, au moment où d’autres valeureux se reposent sur leurs lauriers, déjouer de ta plume les révisions falsificatrices de l’histoire.
Je te vois régénérer, contre vents et marées, les fibres ardentes de la mémoire. Je te vois ressusciter, par ton irréfutable témoignage, les figures authentiques de la dignité populaire.
N’as-tu pas choisi comme emblème l’incorruptible devise : «Un seul héros, le peuple» ? Je te vois inlassablement lire tout ce qui se publie, débusquer le faux, confirmer le vrai, séparer le grain de l’ivraie. Je te vois infatigablement écrire, élucider de preuves irrécusables les obscurités savamment entretenues, restituer la guerre d’indépendance dans ses contradictions nues.
Tes livres, «On nous appelait fellagas», «Alger ne brûla pas», tes nombreux articles, ne sont-ils pas des références incontournables des historiens ? Tes films, où l’auteur sans parti se double d’un scénariste averti, ne sont-ils pas investis de messages d’espérance à l’usage des générations futures ? Je te vois répondre comme au premier jour, dans les périodes noires, aux menaces dévastatrices, lever, à l’âge de la retraite, des brigades citoyennes, battre sur leur terrain les ténèbres exterminatrices.
Je te vois battre la chaussée aux côtés des damnés de la terre, des tâcherons condamnés à la misère, des journalistes accablés de muselières, des femmes traitées comme des serpillères.
Je te vois brandir, en toute circonstance, l’étendard de la culture comme une bouée salutaire, animer dans ta demeure des salons littéraires, soutenir des poètes et des artistes dans leurs traversées du désert.
Je te vois t’éveiller chaque matin en cherchant de quoi servir l’humanité première…