Mercredi 15 mai 2019
Saïd Sadi :Divergences, ruptures et perspectives
L’ancien président du RCD, Saïd Sadi, déroule, dans une contribution publiée sur sa page Facebook, un ensemble de propositions de sortie de crise.
Les médecins appellent cela la phase d’état. Quand tous les signes précurseurs d’une affection sont installés et constatés, le diagnostic d’une maladie est aisé. On peut alors penser à envisager un traitement. Nous y sommes.
Pendant les premières semaines qui ont suivi la démission forcée de l’ex chef de l’Etat, un certain nombre d’Algériens ont voulu se persuader que les responsables de l’armée, initialement fervent partisan du cinquième mandat, allaient revenir à de meilleures dispositions au regard de la force de la demande de changement exprimée par la rue algérienne à travers tout le pays.
Chaque mardi le chef d’état-major, toujours revêtu d’une tenue de combat, délivrait un message ambivalent alternant menaces et disponibilité à l’écoute devant un mouvement populaire que rien n’allait freiner. Les plus optimistes retenaient les engagements à répondre aux attentes du peuple et ignoraient les rhétoriques ciblant « la poignée d’agitateurs, main de l’étranger. »
En dépit de ces discours ambigus, certains continuaient d’appeler l’armée au dialogue. Une fois identifiées, on pensait que les divergences, discutées dans le calme, permettraient de dégager un calendrier acceptable pour tous. Cette démarche avait un présupposé : tout le monde avait tiré les leçons des ravages de vingt ans de privatisation de la nation, précédés par un autoritarisme, souvent sanglant, qui a privé le citoyen de ses droits et libertés les plus élémentaires depuis l’indépendance.
Au fur et à mesure que les semaines passent, les appels des Algériens en faveur d’une transition démocratique ayant vocation à libérer le pays de l’emprise d’un système qui a nié le peuple, se font plus pressants. Petit à petit, le double langage militaire patine, puis les messages hebdomadaires de l’armée cessent avant même l’entame du moindre contact. Pour dialoguer il faut être deux et, si les solutions peuvent diverger, il est souhaitable que les grands constats soient partagés. Les divergences n’ont pas été levées parce qu’elles n’ont jamais été abordées. Et pour cause.
Les deux parties empruntent des trajectoires contradictoires.
Involutif, l’Etat-major travaille, à travers l’activation de l’article 102 à la transmission clanique d’un pouvoir autocratique. Dynamique, le mouvement citoyen demande le départ du système pour instaurer un régime démocratique. Ces dernières semaines, la rupture se voit dans les contenus, les méthodes et les objectifs des deux vis-à-vis.
Depuis maintenant deux semaines, l’état-major ne communique plus, il agit. Et vite. Ses décisions, dont certaines ne s’encombrent même pas de légalité, sont toutes orientées vers une restauration de l’ordre ancien. Un scrutin présidentiel insensé est confié au préposé aux fraudes électorales.
Les emprisonnements se suivent selon le fait du prince. Les médias publics lourds qui avaient saisi l’opportunité de la Révolution pour tenter une oxygénation éditoriale et une émancipation éthique sont brutalement mis au pas. Refusant d’encadrer le vote, les magistrats qui avaient exprimé leur solidarité avec le peuple se ravisent. Dans leur dernier communiqué leur demande d’une justice libre cache mal un rétropédalage qui annonce leur adhésion à « la solution constitutionnelle. » Les nominations succèdent aux limogeages dans les centres névralgiques de l’Etat…
En face, la Révolution avance. Les débats les plus tabous sont assumés. Et les progrès sont saisissants. Le rejet de la tentation militaire est dénoncé de partout. Les artistes, les universitaires, les intellectuels, relayés par la presse, sur la toile ou dans la proximité, s’expriment sur les thématiques les plus inattendues. La proclamation de l’égalité des sexes qui avait rencontré à Alger une réaction isolée mais virulente à la fin février est aujourd’hui affirmée dans toutes les manifestations.
Le drapeau algérien flotte à côté de l’emblème de Tamazgha et, depuis quelques semaines, on peut voir un étendard déployé par les enfants des Ouleds Nails. Les futures modes de restructuration politico-administratifs, bousculant les moules bureaucratiques du FLN, animent les discussions. Le monde du travail a définitivement renié la tutelle mafieuse qui l’avait soumis depuis toujours. Même la question religieuse est traitée sans fard à travers, notamment, la question du jeûne.
L’agression d’une jeune fille a provoqué un élan de solidarité inouï. Si des voix ont appelé à la mesure pour éviter les polémiques, d’autres, nombreuses, se sont élevées pour dénoncer une tolérance à sens unique. En effet, selon la doxa officielle, le jeûneur, vertueux, doit être respecté par le non-jeûneur qui est invité à se cacher pour commettre son « péché ». Vifs, les échanges sont le plus souvent argumentés.
Quel acteur, quel groupe, si bien intentionné soit-il, aurait pu faire mûrir aussi intensément, aussi sereinement et, plus important, faire admettre dans le débat public aussi rapidement tant de sujets ? Peut être, ne fallait-il pas aller trop vite parce que, justement, nous étions pressés.
On le voit, nous ne sommes pas devant des protagonistes qui cherchent à trouver une solution à une impasse vécue et constatée de concert. Dos à dos, les deux acteurs voient la scène algérienne sous deux angles différents, ils la comprennent selon des codes divergents et la projettent vers des destins opposés. Regardant vers le passé et usant d’une regrettable brutalité, l’état-major veut son élection présidentielle avec les mêmes procédés et pour les mêmes buts que ceux qui ont provoqué l’insurrection du peuple.
Ouverte sur le monde, la Révolution veut sa transition pour construire la République démocratique niée et combattue depuis 1962.
Maintenant que ce constat d’incompatibilité est établi, une évaluation d’étape peut être faite pour apprécier les acquis, analyser les méthodes et, surtout, envisager les solutions possibles. Mais il fallait accepter de prendre le temps pour que chacun constate l’impossibilité d’un échange loyal et constructif avec le pouvoir soit perçue avant de prendre les affaires en main.
Dans ce nouveau contexte et les slogans de vendredi passé ayant consacré ce fait, la question de la structuration qui revient sans cesse peut maintenant être débattue. Encore faudrait-il savoir comment, quoi et qui doit intervenir présentement pour appréhender dans les meilleures conditions la transition.
Jusque là, les précipitations, les confusions et les malentendus empêchaient toute mise en perspective rationnelle et rassembleuse. Des éléments peu enclins au changement associaient épisodiquement leur voix aux revendications du peuple. Les silences ou les tergiversations qui ont suivi l’emprisonnement rocambolesque de la secrétaire générale du PT alertent sur les risques dont il faut prémunir la Révolution.
Qu’elles soient motivées par le rejet de l’idéologie de la détenue ou le souci de ménager ceux qui ont commis l’abus, ces coupables précautions renseignent sur les dangers qu’il y a à confier des tâches à des acteurs qui rechignent même à dénoncer un arbitraire qui affecte un dirigeant politique.
Au-delà des positions qu’elle a pu avoir, Madame Hanoune n’est ni une partisane de la violence, ni une militante ayant choisi l’exil. Tous les juristes disent que rien ne justifie sa détention. Se prononcer clairement là-dessus est déjà un signe de crédibilité démocratique.
Naturellement, la question n’est pas d’exclure un citoyen ou un militant de quelque étape que ce soit. Il est néanmoins impérieux de bien s’entendre sur ce que transition veut dire dans l’Algérie d’aujourd’hui.
Cette phase est déterminante pour la naissance d’un ordre républicain démocratique. Cela a été déjà dit, mais il n’est pas superflu de le rappeler. A quelques détails près, les organes et mécanismes dédiés à la transition font largement consensus. Présidence collégiale, directoire de la conférence de transition, commission indépendante d’organisation des élections, assemblée chargée d’élaborer la constitution précédée de la prescription des préalables démocratiques…
En pratique, les membres devant diriger cette séquence doivent s’y consacrer exclusivement et renoncer à toute autre investiture ou responsabilité ultérieures.
Ils devront, naturellement, adhérer eux mêmes aux valeurs démocratiques universelles et le proclamer.
Pendant toute la durée de leur mandat, c’est à dire jusqu’aux résultats des élections législatives et présidentielles, ils devront s’interdire de tout engagement politique ou partisan. Le programme qu’il soit libéral, progressiste, conservateur ou pragmatique sera l’affaire des femmes et des hommes qui auront à affronter les suffrages des électeurs dans des conditions de transparence et de régularité irréprochables si on veut donner toutes ses chances à la nouvelle Algérie.
En résumé, il faudra qu’il soit bien entendu et admis par tous que la phase de transition n’est pas une période probatoire pour l’accès au pouvoir mais une parenthèse ayant pour unique objectif de préparer et de garantir l’accès, l’exercice et le contrôle de l’exercice du pouvoir républicain.
Si une charte prenant en charge ces fondamentaux est adoptée, le reste devient factuellement plus simple à réaliser.
S’agissant des modalités de désignation des membres devant gérer les différentes instances de cette période, plusieurs formules existent. Le think tank Nabni a proposé des modèles d’élections électroniques qui peuvent être testés sur cette opération. On peut organiser des élections régionales autour des six wilayas historiques. Des assemblées régionales désignant plusieurs responsables participant aux diverses structures transitionnelles peuvent être programmées… Au besoin, des primaires peuvent être envisagées, les pré-élus pourront dégager en leur sein les futurs animateurs …
Le dialogue étant refusé, les compromis étant peu probables, l’Algérie réelle qui s’affirme à longueur de semaine doit maintenant se prendre en charge.
La question n’est pas de savoir si l’échéance électorale du 4 juillet va échouer mais de prévenir les coûts de son échec.
Le mouvement se doit de reprendre l’initiative pour être en situation favorable face au statu quo et se mettre en capacité d’adapter les formes de lutte les plus performantes pour parvenir à ses objectifs.
Said Sadi,
Le 15 mai 2019.