24 novembre 2024
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Algérie : Changer, mais quoi ?

TRIBUNE

Algérie : Changer, mais quoi ?

Depuis que l’être humain est capable de réfléchir, il a compris l’importance primordiale de définir les mots, afin d’élucider correctement la réalité.

La langue française offre ce significatif rapprochement : les mots des maux. En effet, les maux nécessitent les mots exacts qui les désignent. Autrement, on est dans la confusion, laquelle profite uniquement aux dominateurs de toutes sortes, et jamais aux personnes qui veulent vivre de manière libre et solidaire.

Le mot « rupture » est invoqué par les uns et les autres, en ce qui concerne le futur prochain d’un pays, en l’occurrence l’Algérie. En lisant ce qui est mis dans ce mot, on constate que les contenus sont différents. Il est donc nécessaire de contribuer à la clarification qui s’impose.

Par rapport au système esclavagiste, le féodalisme fut une rupture, par rapport auquel le capitalisme fut la rupture, par rapport auquel un capitalisme étatique (présenté comme « socialisme » et même « scientifique ») fut encore une rupture. Mais, dans ces trois cas, la rupture fondamentale ne fut pas réalisée : l’exploitation économique et ses deux conditions, la domination politique et le conditionnement idéologique. Le féodalisme, le capitalisme privé puis le capitalisme étatique se sont contentés simplement de modifier la forme de cette exploitation économique. Pour le peuple travailleur, ce qui changea, c’est uniquement ceci : de l’exploiteur esclavagiste, il passa à l’exploiteur capitaliste privé, puis à l’exploiteur capitaliste étatique.

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La seule fois où la rupture élimina l’exploitation économique quelque soit sa forme, ce fut quand le peuple travailleur (ouvriers, paysans, petits employés, membres de la petite-bourgeoisie, etc.) prit en main lui-même la gestion de la société, avec l’aide de personnalités éclairées, honnêtes, sensibles aux souffrances du peuple. Ces personnalités se distinguaient par une particularité fondamentale : se solidariser avec le peuple travailleur, en mettant à sa disposition leurs connaissances, mais sans jamais l’administrer, le diriger, s’ériger en chefs, lui imposer leurs vues prétendument « scientifiques ».

Cela se réalisa principalement lors de la Commune de Paris de 1871 (1), des soviets libres de Kronstadt et d’Ukraine (2), des collectivités espagnoles( (3), de l’autogestion agricole et industrielle en Algérie. Dans ces cas précis, il s’est agi d’une rupture dans son sens le plus réelle, le plus authentique, bref dans son sens radical, à savoir éliminer la racine du mal social : l’exploitation économique.

Aussi, quand on entend ou on lit le terme « rupture », il est indispensable de savoir de quel genre de rupture il s’agit. Ajoutons aux formes de rupture relatives sus-mentionnées, qui sont les principales, ces formes de rupture tout-à-fait secondaires, par exemple la venue au pouvoir d’un Obama où d’un Mitterand, d’un Trump ou d’un Macron. Chacun d’eux prétend opérer une « rupture » par rapport à ses prédécesseurs. Dans tous ces cas, le peuple travailleur ne fait que changer de dominateurs, avec, éventuellement, quelques quasi insignifiants changements dans les conditions de sa vie réelle, celle d’exploité économique.

Ajoutons cette autre précision. Le mot « rupture » ne s’entend pas de la même manière par un chômeur, un travailleur manuel dans l’agriculture ou dans l’industrie, un petit employé administratif, un professeur d’université, un petit patron d’une entreprise d’une dizaine de salariés, un patron d’une multinationale, un civil, un militaire, un laïc, un religieux, une homme, une femme, un jeune, un adulte ou un vieux, etc. Pourquoi ?… Parce que chacun souffre ou profite de l’exploitation économique à un degré divers, ce qui lui donne une conscience correspondante à sa  condition matérielle d’existence.

Mais, dirait-on, où serait alors le dénominateur social commun ?… La nation ou la patrie ?… Est-ce possible, tant qu’y existe des exploiteurs et des exploités ?… La nation ou la patrie, que signifient-elles pour les exploiteurs sinon le droit d’exploiter la majorité des composantes de cette nation ou patrie ? Au contraire, pour les exploités, nation et patrie signifient-elles autre chose que le droit de vivre dans un territoire d’où est exclu toute forme d’exploitation ?… Dès lors, il faut veiller à savoir le contenu mis dans ces mots « nation » et « patrie ».

Par conséquent, vouloir une « rupture » avec un système, soit ! Encore faut-il préciser par quel autre système il faut le remplacer. Ajoutons encore d’autres exemples. Les fascismes italien et japonais, le nazisme allemand, la « révolution » bolchevique, le putsch militaire de l’été 1962 en Algérie, les « révolutions » colorées ont tous été des ruptures, mais de quoi ont-elles accouchées ?

Considérons un autre thème. Certains parlent d’éliminer la corruption. Soit !… Mais la réalité montre qu’elle existe toujours, à un degré plus ou moins grave, plus ou moins visible, dans tous les systèmes sociaux où demeure… l’exploitation économique de l’être humain par son semblable. Certains cite l’exemplarité de la Norvège comme le pays qui se distingue en premier comme non gangrené par la corruption. D’accord ! Mais ce pays ne fait-il pas partie du pacte impérialiste de l’OTAN ?… Quant aux multinationales des pays soit disant « démocratiques », seuls les non informés et les mal informés ignorent leur degré de corruption en matière fiscale. Ne parlons pas des « paradis fiscaux » gérés par les diverses oligarchies, en premier lieu l’anglaise. Toute oligarchie ne peut exister que par la corruption, laquelle fait partie de sa nature.  Et cela parce que toute oligarchie vise et se nourrit par l’exploitation économique, laquelle est la forme la plus vile, la plus monstrueuse et la plus systématique de corruption sociale.

Ce qui est curieux à constater, c’est que la majorité des personnes qui parlent de « rupture » n’invoquent jamais cet aspect, qui forme pourtant la base de tout système social : l’exploitation économique de propriétaires (privés ou étatiques) du peuple travailleur.

En fait, est-ce vraiment curieux que cet aspect social fondamental ne soit jamais évoqué ?… N’est-ce pas parce que toutes les « ruptures » évoquées ne le sont pas par des travailleurs, – qui sont victimes précisément de l’exploitation économique -, mais par d’autres agents sociaux qui, eux,  profitent de l’existence de ce fléau ?

Il y eut même plus grave : des leaders, à commencer par Lénine, ont déclaré vouloir l’élimination de l’exploitation de l’être humain par son semblable. Cependant, en réalité, une fois conquis le pouvoir, ils n’ont accouché que d’une autre forme d’exploitation, de privée devenue étatique, à commencer par la N.E.P. de Lénine lui-même ? Le vague de l’expression « Nouvelle Économie Politique » cachait sa nature réelle : capitalisme étatique.

Est-ce un hasard que les seules et rares fois où le mot rupture contient explicitement l’élimination de l’exploitation économique, ce sont des travailleurs eux-mêmes qui en parlent, de la Commune de Paris de 1871 à l’autogestion algérienne de 1962 ?

Dès lors, il ne faut pas s’étonner de cette constatation : le mot « rupture » est entendu différemment selon que l’on est victime d’une exploitation économique, et selon le degré de gravité de celle-ci, ou selon que l’on veut simplement changer une forme d’exploitation économique par  une autre. Un exemple. Chasser le patron Ali Haddad, partie intégrante du système actuel, pour le remplacer par Issad Rebrab, qui n’en fait pas partie, est-ce la solution pour le peuple travailleur d’Algérie ?… Où donc Issad Rebrab a trouvé le capital financier qui lui a permis de devenir ce qu’il est ? Et n’a-t-il pas licencié des travailleurs parce que, semblables à des machines inutiles, ils ne lui servaient plus pour garantir son profit de propriétaire ?

Voici ce que montre l’histoire de l’espèce humaine toute entière, quelques soient la pays et l’époque. La rupture la plus authentique est celle qui met fin au mal des maux sociaux : l’exploitation économique de l’être humain par son semblable, quelque soit la forme qu’elle présente ; cette rupture ne peut être opérée que par les victimes de ce fléau social, quand elles en prennent conscience et savent comment la concrétiser.

Terminons par une observation empirique générale. Toute réelle rupture sociale apparaît uniquement en présence de deux conditions : quand, d’une part, ceux d’en « bas » ne supportent plus les souffrances dont ils sont victimes, et, d’autre part, ceux d’en « haut » ne parviennent plus à les dominer. Cependant, restent d’autres considérations dont il faut tenir compte : ceux d’en « haut » ont une longue expérience de dominateurs, tandis que ceux d’en « bas » ont une longue expérience de dominés ; à ces derniers reste à posséder la science de leur libération par eux-mêmes, s’ils ne veulent pas servir uniquement comme instrument d’une domination de forme inédite. Tout est là !  À ce sujet, les trois ouvrages indiqués dans ce texte en référence sont à lire et méditer.

K. N.

Email : kad-n@email.com

 

(1)  Voir Lissagaray, “Histoire de la Commune de 1871”, disponible ici : https://fr.wikisource.org/wiki/Histoire_de_la_Commune_de_1871_(Lissagaray)

(2)  Voir Voline, “La révolution inconnue”, disponible ici : http://kropot.free.fr/Voline-revinco.htm

(3)  Voir “Espagne libertaire 1936-1939” http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http%3A%2F%2Fwww.somnisllibertaris.com%2Flibro%2Fespagnelibertaire%2Findex05.htm

 

Auteur
Kaddour Naïmi

 




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