21 novembre 2024
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De Larbi Ben M’hidi à Maurice Audin

GUERRE DE LIBERATION ET MEMOIRE

De Larbi Ben M’hidi à Maurice Audin

Larbi Ben M’hidi n’a-t-il donc pas été tué par les paras de l’armée française ?

L’État français, en la personne d’Emmanuel Macron, admet sa responsabilité dans la pratique de la torture en Algérie. C’est du moins admettre qu’elle a existé (ce qu’elle a fait massivement et systématiquement, ce qui a été jusqu’à maintenant dénié ou justifié). Ceci est effectué à travers une figure précise : Maurice Audin était un Français d’Algérie, un membre du Parti communiste algérien, un universitaire reconnu. 

Il y a quelque chose de malsain dans l’isolement de cette victime, comme si son statut triplement privilégié par rapport à l’ensemble des individus engagés dans la lutte indépendantiste en faisait une victime plus regrettable.

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En France, cette figure, ou plutôt sa disparition, a influé comme un signe majeur : durant le conflit, un comité a porté son nom, l’édition du livre L’Affaire Maurice Audin a eu une répercussion importante, d’autant plus par son interdiction immédiate par la censure. 

Après le conflit, cette « figure » est devenue emblématique. Le fait qu’il ait appartenu au Parti communiste algérien a permis au PCF de l’héroïser, en occultant de nombreuses vérités. Le communiste Pierre Laurent prétend le 13 septembre que son parti a « tant donné dans la lutte anticoloniale ». S’agissant de la guerre d’Algérie, voici un mensonge éhonté. 

Ce que le PCF d’alors a en effet « donné », c’est d’abord son vote pour les pouvoirs spéciaux qui enverront tant de rappelés participer à une « pacification » criminelle — quoi qu’ils en aient eu, selon les cas — et de nombreux tortionnaires. Le PCF n’était pas seul dans ce cas : l’unanimité a prévalu. Et c’est pourquoi socialistes et communistes ont longtemps participé au trou de mémoire à ce propos. Il est symptomatique que le dirigeant « reconnaissant » enfin la pratique de la torture n’émane d’aucune de ces familles politiques.

Ce que le PCF a encore « donné », c’est le discrédit jeté contre les formations algériennes en France (dès le MTLD dont Messali Hadj s’était distancé de son obédience communisante initiale ; et plus encore le FLN dont le PCF refusait le projet indépendantiste, au nom de l’« internationalisme prolétarien », surtout pour régenter le PCA qui représentait les travailleurs européens en Algérie, et pour essayer de contrôler l’immigration algérienne en France). Le PCF suivait en cela ses prolétaires, pour beaucoup indifférents ou hostiles à l’égard de cette dernière. Les rivalités d’appareils accentuèrent ces oppositions. Elles contribuent à expliquer, par exemple, que la tuerie du 14 juillet 1953 à Paris — où 6 manifestants algériens non violents et un militant cégétiste tombèrent sous les balles de la police — fut escamotée par le PCF, qui l’enfourna dans ses oubliettes très encombrées.

Mais ce que le PCF a « donné » ensuite, après la guerre d’Algérie, ce fut une légende récupératrice. Une minorité de syndicalistes de base, de militants du PC sans responsabilité hiérarchique, d’intellectuels et d’étudiants plus ou moins apparentés, avaient dénoncé la torture et aidé la FF-FLN ; cette minorité avait eu raison alors. Sa réputation émérite fut appropriée par l’image globale du parti, surtout autour de 1968, lorsque l’anticolonialisme et le tiers-mondisme devinrent un vecteur important de l’idéologie révolutionnariste (sans révolution). Cette gloire nouvelle, usurpée (encore une !), a permis d’occulter le rôle réel du PCF durant la guerre d’Algérie et l’apathie de la classe ouvrière dans son ensemble, sauf une infime minorité dissidente, à l’égard des pratiques anti-algériennes en France (apathie que dénonçaient le Comité Audin et, d’autre part, les communiqués de la FF-FLN).

Maintenant, lorsque le PCF s’ennoblit d’avoir « tant donné » dans cette lutte qui serait enfin légitimée, il pratique un mensonge actuel sur le passé, au moment même où il s’agirait enfin de « reconnaissance historique ». Ladite reconnaissance ne serait-elle qu’une chasse gardée à contrôler pour la réduire à une coque vide, motif à génuflexions falsificatrices ?

Cette contradiction où les intérêts présents continuent d’occulter et de travestir l’histoire collective se retrouvent en Algérie, où les péripéties autour du film consacré à Larbi Ben M’hidi, produit et censuré par deux ministères algériens, soulignent le caractère encore énigmatique de l’histoire franco-algérienne (en particulier car cet homme politique a été pendu, par des sections de l’armée française ; à l’évidence, le contenu déchiré de cette histoire est beaucoup plus général). 

Je l’évoque ici du point de vue d’un vivant en France. Articles et commentaires de points de vue algériens ont mentionné les enjeux de pouvoir, les travestissements idéologiques, l’usurpation d’un héroïsme qui, en fait, n’est pas revenu au « peuple tout entier », mais à l’Etat bureaucratique-militaire qui s’en est paré (et emparé). 

Il ressort notamment des attendus de la censure qu’il ne faudrait pas rappeler les divisions internes du FLN durant la lutte d’autodétermination. L’histoire ne devrait pas être représentée, car elle fissure les fictions présentes, délégitime les monopolisateurs de l’indépendance confisquée, qui semblent fort déconsidérés. 

L’État algérien prétend gouverner les mémoires, il tend à les écraser sous le dogme religieux et sous le dogme du nationalisme. 

Les récents anathèmes lancés contre la figure d’Abane Ramdane, et ce jusqu’à la justification tardive de son assassinat par son propre parti, au motif qu’il aurait été un « traitre », et encore l’assertion fausse selon laquelle la guerre d’indépendance aurait été uniquement un mouvement islamique, vont dans le même sens d’une instrumentalisation du passé par un pouvoir qui veut bâillonner le présent. 

Ceci revient à dire – qu’il faut se taire – que, au sud de la Méditerannée, on ne doit pas énoncer ni réfléchir l’histoire – surtout quand son héritage se prolonge actuellement.

Au nord de cette mer, selon d’autres modalités qui ne soumettent pas un film aux ministères des Cultes et de l’Histoire, l’actualité montre que celle-ci demeure fragmentée dans la conscience collective. 

Si l’intrication franco-algérienne accentue cette irrésolution du passé, elle poursuit une coutume assez commune : l’incapacité à établir lucidement, à reconnaître socialement, les enjeux et les drames anciens tant que vivent ou survivent nombre de leurs acteurs, et-ou de leurs descendants directs. 

Pour l’histoire de France, il suffira de rappeler, pour illustrer cette « règle », la très longue occultation des relations réelles de la Collaboration avec l’occupant nazi : résistants de la dernière heure, obscurs affairistes, délateurs anonymes, traditionnalistes, antisocialistes, antisémites, zélateurs d’une Europe militarisée, fonctionnaires obéissants, ont formé le socle dominant de l’Occupation. Lorsque le vent a tourné, à la joie collective de la Libération ont correspondu une amnésie, la reconversion discrète d’une majorité silencieuse, masquée derrière le défoulement exutoire de vengeances particulières et officialisée par quelques jugements « pour l’exemple ». 

Le caractère réactionnaire de ces composantes a perduré les décennies suivantes par dessous le conformisme gaulliste, et beaucoup de leurs fonctions se sont poursuivies : Maurice Papon est le cas le plus connu, dont le passé des années 1940 a préparé l’avenir des années 1950-1960, à Constantine et à Paris. La chape de silence gêné se prolongera jusque dans les années 1980 au moins. Par exemple, le film de Marcel Ophuls Le Chagrin et la Pitié, chronique d’une ville française sous l’Occupation (1970) sera interdit de retransmission par la télévision d’État. 

On a souvent dit que la lutte indépendantiste algérienne était comparable à la Résistance française. Il semble aussi que l’après-guerre en Algérie ait des analogies avec l’après-guerre (l’après-Collaboration) en France. 

Et cette constante s’alourdit en ce qui concerne l’histoire de la « guerre d’Algérie ». S’il est vrai que près des trois quarts des Français aujourd’hui ont une « mauvaise opinion » des Algériens tandis que les autres Maghrébins sont moins massivement méjugés, c’est à la pression du passé qu’il faut sans doute l’attribuer en partie. 

Les représentations de « mémoires partiales » – du point de vue de la société française, ce sont les Pieds-noirs, les soldats français rappelés, les harkis de diverses natures, les procoloniaux et les ultras – ont occupé, occupent encore un écran global devant lequel on se résigne au motif que chacun avait ses raisons et son point de vue. C’est bien certain : le dépassement historique collectif (qui n’est pas spécialement une question historiographique) consisterait justement à faire la part de ces engagements et de ces contradictions, à surmonter sans plus s’y réengager les clivages généraux qui ont embarqué les destins particuliers. 

De façon significative, les émigrés algériens en France qui, pour beaucoup, y sont demeurés après 1962 et qui eurent un rôle décisif dans la lutte d’indépendance, sont absents de cet éventail. Leur silence à lui seul indique la profondeur du trou de mémoire.

Devant cette réalité sociologique, politique et culturelle, les deux États contribuent chacun de son point de vue à le cimenter. On veut là perpétuer la gloriole nationaliste du népotisme militaire ; on veut ici exempter le colonialisme, protéger ses archives et ses fonctionnaires, ménager des électeurs rapatriés. Et quand on les ouvrira aux chercheurs, dira-t-on qui les a triéesdepuis soixante ans ? Un seul exemple : les archives de services fluviaux en France autour des années 1960-1962 ont disparu ; elles auraient permis de comptabiliser les corps jetés à la Seine à Paris, glissant disparaissant en aval, jusqu’à Rouen…

Un autre facteur influe dans les deux sociétés : on craint de favoriser des affrontements actuels en déligitimant les instances dirigeantes et leurs institutions par la reconnaissance de leurs usurpations et de leurs pratiques barbares anciennes. En France, on ne dira trop rien du racisme anti-algérien des années 1950-1960, pour ne pas « réveiller » maintenant sa survivance ; on ne dira trop rien des crimes de guerre civile commis contre les immigrés d’alors (1954-1962). On ne dira rien pour des foules de raisons, mais aussi pour « ne pas dresser » contre les forces de l’ordre d’aujourd’hui des composantes sociales marginalisées. 

À la limite, on ne démêlera pas la responsabilité des ultra-coloniaux et des services occultes français dans l’engrenage de violence urbaine durant la guerre d’Algérie, et ce pour entretenir une dénonciation indifférenciée du terrorisme attribué en bloc à un satan permanent (cf. le monstrueux FLN vu par la France profonde durant ce conflit). 

Ainsi l’irrésolution et le refoulement d’un passé confus servent des amalgames dangereux aujourd’hui (comme je l’ai mentionné dans ma chronique sur la réaction mémorielle autour du 17 octobre 1961). À l’inverse, l’élucidation et la reconnaissance des drames d’avant-hier, en ce qu’ils ont eu de spécifique et de contradictoire, contribuent à tracer d’autres voies aujourd’hui en comprenant mieux la différence des temps. « Le passé est le passé », dit un proverbe. Encore faut-il le reconnaître. Sinon il risque de se re-présenter.

Si l’on admet que les États n’ont rien à décider en principe à l’orientation de la recherche historique, on souligne moins souvent qu’ils n’ont rien à faire non plus dans la communication générale du rapport au passé qu’une société dans son ensemble assume au cours de son évolution – ou qu’elle n’assume pas. Dans l’histoire sociopolitique, ne rien entendre, ne rien voir, ne rien dire n’est pas signe de sagesse. Sauf, comme le quatrième singe le plus souvent absent des figurines de ce mythe ancestral, à ne pas commettre aussi ce qu’il perçoit, tout bouché qu’il est.

Ceci s’impose également au cours des rencontres, des symbioses partielles, entre des sociétés. L’intrication franco-algérienne constitue un de ces ensembles « communs multiples » que beaucoup vivent de l’intérieur et qui concerne tous, comme dimension influente des deux sociétés. 

Il ne sert à rien de demander si étaient « nécessaires » les guerres coloniales et les guerres anti-coloniales : le fait est qu’elles ont eu lieu. 

Elles ont produit gens de toutes sortes, et des sociétés multiples. Cataloguer, ethniciser, fixer des « groupes » supposés est malsain et alimente anathèmes et mensonges, fermetures. Ma perspective, depuis mon histoire personnelle, serait de proposer des éléments, historiques, actuels, vers cet avenir déjà présent pour beaucoup.

On ne réécrira pas le passé. 

Il est déjà assez difficile de l’écrire. On s’assume en cherchant à comprendre, à le reconnaître.

Auteur
Jean-Louis Mohand Paul

 




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