Lundi 30 octobre 2017
Benamar Mediene : « Comment Novembre a été perverti » (2)
Le pouvoir depuis une vingtaine d’années a eu le génie de transformer le mouvement en inertie. Nous sommes l’un des rares pays à faire de l’inertie son programme politique. Faire de l’agitation pour l’agitation, mais qui revient au même. On s’agite et on n’avance pas. L’inertie c’est la garantie de la pérennité de ce type de pouvoir. Il y a très peu d’intelligences en Algérie. Ils partent. Il n’y a plus de création. On aurait dû produire au moins un Nobel, des physiciens de grandes qualité, des peintres. On ne produit plus d’intelligence, ni de symbolique. On vit sur un symbolique usé, rapiécé.
Pour revenir à Novembre, est-ce qu’il n’y a pas eu rupture, avec le mouvement national originel, celui de l’Etoile nord-africaine et de Messali, qui n’ont jamais cessé d’accompagner la revendication d’indépendance d’une revendication d’Etat démocratique désigné par une Assemblée constituante élue au suffrage universel ?
La rupture se fait en 56. Le congrès de la Soummam a été là aussi une scène fondatrice et en même temps, elle a produit sa propre négation. C’est-à-dire qu’on parle d’une République démocratique et sociale, sans discrimination. On incluait les juifs, les chrétiens, tout le monde. En même temps, 56-57, c’est la négation des principes contenus dans la charte de la Soummam. C’était un moment démocratique, il y avait des politiques et des militaires ; on organise l’ALN, les régions, les wilayas. Et tout cela devenait dangereux, dans la mesure où cette idée du primat de l’intérieur sur l’extérieur et du politique sur le militaire a constitué le point de fission, la cassure.
Quand on voit le nombre de militants étrangers, les amis de l’Algérie, qui se sont investis dans cette révolution, comme ceux du réseau Jeanson, n’y avait-il pas de signes qu’ils allaient contribuer à libérer un pays pour l’offrir à un pouvoir putschiste ? On les entend aujourd’hui traîner leur dépit…Y avait-il à ce point l’illusion de contribuer à créer un Etat démocratique ?
Jeanson n’était pas dupe, même pendant la guerre. Quand il y a eu l’interdiction de boire de l’alcool et de fumer, cela a été symboliquement très grave. En France, tu as une population d’ouvriers carencés affectivement, sexuellement, symboliquement, et tu leur interdit de fumer. Même pour l’alcool, c’était la bastonnade, la défiguration, l’amputation. J’étais responsable à Nanterre, et j’ai fait matraquer un cousin car il était arrivé soûl, et j’étais obligé de le faire car sinon c’était moi qui étais sanctionné.
Cela préfigurait de quoi ?
D’un début d’islamisation. C’est-à-dire que le prétexte d’interdire pour affaiblir l’économie française – ce n’est pas un verre de vin qui va mettre l’économie française à genoux- était fallacieux. C’est à ce moment-là que Kateb, Issiakhem, Zinet entre autres, créent le CCK, le Comité Central de la Kuite, mais avec un « K ». Des responsables leur ont conseillés de se mettre à l’abri car ils risquaient gros. A Paris, ils ne pouvaient rien pour eux. Ils ont été obligés de s’enfuir.
Pour en revenir aux amis de l’Algérie « déçus », que ressens-tu aujourd’hui, avec le recul de 60 ans ?
J’ai été victime d’une imposture dont je n’ai pas pris conscience immédiatement. La preuve est que j’ai milité, j’étais au PAGS, je militais pour la Révolution agraire, j’enseignais dans les collèges syndicaux, et en même temps je sentais des lambeaux de ma vie partir. Je voyais mes enfants grandir, se marier, mes petits-enfants naître, et l’Algérie tomber en poussière. Elle nous décevait comme un amour brisé. Il y a quelque chose d’atroce de voir cette élite politique à la fois corrompue et arrogante. Qui t’insultent autant qu’ils insultent l’histoire, les martyrs qui sont morts pour cette idée de liberté. Il n’y avait pas seulement l’indépendance, mais les libertés qui en sont la substance. La substance de l’indépendance, c’est la liberté. Or, on a suturé la source de cette substance, la sève vivifiante. Et cette élite politique, aussi bien celle du pouvoir étatique que celle des partis est une insulte à l’histoire.
Si tu dois faire le parallèle avec la situation d’aujourd’hui. Nous sommes toujours dans la continuité de ce régime ?
Le pouvoir depuis une vingtaine d’années a eu le génie de transformer le mouvement en inertie. Nous sommes l’un des rares pays à faire de l’inertie son programme politique. Faire de l’agitation pour l’agitation, mais qui revient au même. On s’agite et on n’avance pas. L’inertie c’est la garantie de la pérennité de ce type de pouvoir. Il y a très peu d’intelligences en Algérie. Ils partent. Il n’y a plus de création. On aurait dû produire au moins un Nobel, des physiciens de grandes qualité, des peintres. On ne produit plus d’intelligence, ni de symbolique. On vit sur un symbolique usé, rapiécé. Ils parlent des martyrs pour s’en nourrir, ils se nourrissent de la banque du sang, pour justifier des vols, des détournements spectaculaires à ciel ouvert. Des ministres qui achètent des appartements en bord de Seine…Ils nous crachent dessus. Ce FLN qui a tellement symbolisé dans les années 50 une des choses les plus belles du milieu du XXe siècle, devenu un repaire de corrompus. Le pire, c’est qu’ils ont contaminé la société de leur inertie. La société est devenue docile. On la vole, et on la rend complice du vol. Car on est complice. On n’arrive pas à dénoncer, à les traduire devant la justice.
La chose la plus terrible est d’avoir créé cette attitude de servitude chez les algériens. On est devenus des servants. On sert à ce pouvoir de légitimité…On sait que les élections sont truquées, on sait que les gens ne votent pas. Et pourtant les élus s’arrogent des 90% de voix.
Est-ce qu’il faut un autre novembre ?
La société algérienne est dépassée de partout : sur les plans intellectuel, scientifique, de l’efficacité de l’Etat, du développement économique. L’absence d’industrialisation, la carence de l’agriculture sont compensés par la rente. Mais la rente n’est pas un don éternel de Dieu. Alors, pourquoi cette réactivation de l’islamisation de la société ? Cette liberté donnée à des muftis racoleurs de travailler encore et encore la société, de perpétuer l’inertie. La croyance aveugle, magique pratiquement, travaille l’inertie. Le pouvoir s’en sert comme garde du corps. Le garde du corps le plus efficace, n’est pas le DRS, n’est pas l’armée, c’est la religion. EXERGUE. Non pas que le DRS n’est pas important, mais quand un président dit « moi si j’avais leur âge, je serais dans les maquis », il faudrait lui rappeler qu’a leur âge il était déjà ministre, déjà capitaine d’état-major, il ne connaissait pas l’Algérie. Il arrivait dans les bagages de Boumediene. Il ne peut pas savoir ce que veulent ces gens.
Tu dis que tout est compensé par la rente. Il achète la paix sociale, l’anesthésiant. Maintenant avec la baisse substantielle de la rente, qu’est-ce qui pourrait se passer ?
C’est le point aveugle de l’avenir. Comment la société va réagir ? Les groupes clientéliste du pouvoir, ceux qui en fait récupèrent l’essentiel de la rente, comment vont-ils réagir ? Ça paraît terrifiant. On arrive à cette conclusion désastreuse : depuis 20 ans, il n’y a pas de projet politique. On continue de gérer le pays comme on gérait les états-majors. On parle de système – pour moi ce n’est pas un systèmes, mais une composition, recomposition à l’infini de groupes avec un noyau central.
Qu’est-ce qui fait que Bouteflika tienne le coup ? Comment cet homme diminué physiquement et intellectuellement n’arrive pas à comprendre qu’il n’est pas dans une situation physique et intellectuelle de conduire un pays ? Et que ça continue à fonctionner. Le système veut des filiations et des affiliations. Haddad, inconnu il y a 10 ans est un nouveau venu. Il est en train de conduire l’économie du pays. C’est lui qui fait la réunion des ministres. C’est une image surréaliste.
Ce système hérité de Novembre, qui a réussi à conserver l’inertie, peut-il se régénérer à travers… ?
Non, car son capital symbolique est épuisé. Ils continuent mais ça ne fonctionne plus. Tu as une organisation des moudjahidine qui n’a pas levé le petit doigt pendant la décennie noire. L’organisation des enfants de martyrs ne se sont pas constitués en groupes d’autodéfense pour défendre la patrie de leurs pères. Ça a été des citoyens, des individus, des anciens moudjahids, des jeunes gens, qui se sont armés et qui ont sauvé la république, avec l’armée qui a joué un rôle important. Mais cela reste pour moi une des grandes déceptions. Les anciens moudjahidine n’ont pas repris les armes, parce qu’il n’y a plus d’ancien moudjahidine. On est le plus grand pays producteur d’anciens combattants du monde. Car, on continue à en produire. C’est le 4e budget de l’Etat, 60 ans après l’indépendance. Plus que la santé ou l’agriculture.
Comment expliques-tu la position de l’armée ? Cette situation de connivence… Elle fait partie de ce système d’inertie ?
On est en train de casser le potentiel de défense de la société comme on casse la force immunitaire d’un individu, en préparant la succession de Bouteflika, il faut neutraliser, contrôler en tout cas, au maximum, les différents organes de l’armée. C’est une analyse strictement personnelle, personne n’a les éléments pour pouvoir apprécier de façon juste. Mais on le sent à travers la nomination, les départs forcés et impromptus. Des généraux qui partent, d’autres qui reviennent…
Des changements, des redistributions des postes. Tout cela augure de quelque chose d’inquiétant. Et en même temps, nous sommes un pays politiquement et militairement fragile. Quand on voit aux frontières le Maroc qui affute ses armes, les menaces aux frontières malienne et libyenne. C’est terrible. Ils prennent un risque en se détachant de la population. L’armée nous a sauvés en
92 et ils continuent de payer. Si on neutralise la puissance militaire de l’Algérie, on rentre aussi dans une vision géopolitique internationale et mondiale. Ce n’est pas une affaire stricto algéro-algérienne. Cela concerne vraiment tout le bassin méditerranéen, sans oublier les sphères africaine, et mondiale.
Quelle serait la stratégie ?
Les E.-U., la Chine, l’Europe, l’Afrique, redevenue le continent qu’il était au 19e siècle. Il était le continent de l’expansion du capitalisme occidental, européen en particulier. Aujourd’hui, avec ses 800 M d’habitants, c’est le continent d’avenir de ces pays, auquel s’ajoute notamment le Brésil. Alors que l’Algérie avait la capacité de devenir un pôle de rayonnement intellectuel, artistique, politique de l’Afrique, sorte d’alter ego avec l’Afrique du Sud, on est devenu un chien sans dents. On est devenu vulnérables.
Tu le lies au fait qu’on a enlevé la substance de l’indépendance ?
Toutes les libertés données à ce peuple, dont il a été privé un siècle et demi, qu’il a payé pendant les 8 années de guerres. On l’a contaminé par l’inertie et la servitude. On a perdu deux choses qui pour moi ont de grandes qualités : On a perdu la fierté, qui se nourrit de l’expérience. Souviens-toi de la réputation de l’Algérien des années 70 dans le monde. J’ai voyagé au Zimbabwe, au Mozambique dans les années 80. Me présentant comme Algérien, on embrassait presque mon passeport. Aujourd’hui, en se disant algérien, il vaut mieux être discret. On a aussi perdu la compassion, sœur de la solidarité. La solidarité chez nous était initialement le partage de la souffrance, parce que nous avions souffert, et nous avons partagé. Quand on voit que des milliers d’Algériens se noient en Méditerranée, que des centaines d’algériens s’immolent par le feu, et on ne dit rien. Pas un discours. Le départ, ce n’est pas seulement représentatif de la mal-vie, mais de l’échec du pouvoir. « Je ne reste pas dans ce pays, je ne le reconnais pas, il ne me reconnaît pas ». On revient au sentiment de fierté, « je pars d’ici en tant que citoyen » à quelque chose qui nous dépasse. On est toujours dans l’horizon bouché, c’est ce qui est effrayant.
Le régime algérien est épuisé, il ne peut plus user des vieux prétextes. Mais continue à rester au pouvoir. Ne vois-tu pas une mutation vers un régime qui continue, sans chercher l’aval de la population ?
Il ne peut pas continuer à être séparé. Il y a une rupture avec la société, mais ça ne peut pas fonctionner indéfiniment. Si on ne veut pas revivre Novembre, il faut reprendre le capital symbolique qui est à nous. Il faut reprendre le capital symbolique car c’est le seul moyen de cohésion de la société, et que les citoyens se reconnaissent à la fois dans le capital symbolique, et dans son ouverture sur la modernité, sur le développement de nos capacité intellectuelles, affectives. On a besoin de bonheur. C’est la chose la plus rare en Algérie. EXERGUE. Beaucoup d’anciens moudjahid, beaucoup de pétrole, mais très peu de bonheur. Car il y a un viol de l’histoire qui se répercute nécessairement sur le viol du présent. On viole le présent. C’est aux Algériens de reprendre Novembre. Nous, on est un peu fatigués aujourd’hui. On le voit aujourd’hui, ça bouge.
Mais on a affaire à une élite politique tellement inculte, c’est quelque chose d’incroyable. Voir des ministres, même ingénieur ou médecin de formation, incultes mais arrogants… Le pouvoir qu’ils exercent fait qu’ils n’habitent plus en Algérie. Ils sont sur le territoire, mais la tête est ailleurs. J’ai remarqué cela aux élections des maires. Un maire, dès qu’il est élu il ne regarde plus la ville. Dès le moment où il est élu, qu’il a un garde du corps, la voiture de fonction et le cabinet. A l’instant T+1 seconde, il « déménage ». C’est le syndrome. Ils cherchent le poste d’ambassadeur à Madrid, Berlin, Paris, Rome. Il n’y a pas d’Algérien dans l’état, ce sont des conquérants.
Il y a encore des ressorts dans la société ?
Oui, c’est dans la culture humaine. Je le vois à travers mes petits-enfants, ceux des amis. Ils ne se laissent pas faire. Il y a un vrai potentiel.
Ces gens qui gouvernent ne sont pas éternel. Même si les moudjahid se reproduisent…