Lundi 5 avril 2021
Sur les murs de Djerrad…
Abdelaziz Djerrad est silencieux. Il est dans son bureau et il médite. En face de lui, sur le mur, un grand agenda est accroché. Il le regarde et sourit. Il se lève et barre d’un X, au feutre rouge, la date du jour comme il le fait chaque matin. Celle du 12 juin est entourée d’un feutre vert. C’est le jour des élections.
À partir de ce moment-là, il sera libre et libéré. Sur le prolongement du mur, une superbe toile à l’huile représentant une paisible maisonnette au bord d’un lac surplombant une plaine puis juste à sa gauche un pastel où l’on peut apprécier un bureau cossu et tranquille chargé d’une pile de dossiers.
C’est ici ou là qu’il se rendra après le 12 juin : cela dépendra des événements et de ce que les astres lui réservent. Ce dont il est sûr c’est que dans les deux cas il sera à l’abri des hommes et de leurs regards.
A sa droite, sur l’autre mur trône un immense tableau noir de professeur, en forme de H comme Hirak, couvert de formules, de diagrammes et d’annotations à la craie blanche. On peut y découvrir, en s’y attardant quelque peu, des choses fort intéressantes.
Un tableau portant le titre de budget est parsemé d’innombrables cases vides attendant d’être complétées. Un planning effacé par parties, visiblement inachevé, est annoté discrètement en haut à droite par « relance économique ». Une bien belle carte de l’Algérie est presque totalement couverte d’une armée de points rouges, qu’un point bleu vient de temps à autre égayer, au-dessus de laquelle on peut lire vaccin anti-Covid-19.
Un schémas épouvantable prend une grande partie de la partie inférieure du tableau sur lesquelles quelques hangars indiquant probablement des usines à partir desquelles quelques flèches partent pour rejoindre d’autres dépôts et magasins indicées de pourcentages et de noms comme semoule, huile, lait : il se pourrait bien qu’il s’agisse d’un descriptif de réseau de distribution.
Au centre un diagramme circulaire, au dessus duquel on peut déchiffrer « répartition du pouvoir » vous interpelle, mais dans lequel le poste de premier ministre ne figure pas.
En bas à gauche une autre carte, celle de la région nord africaine et sahélienne. On y devine les troupes de l’ONU représentés en bleu, les djihadistes en noir, les drapeaux des nations impliqués dans la région et bien sûr le pourtour marocain surligné d’un feutre fluo de couleur magenta.
En bas du tableau on reconnaît ce que l’on appelle en mathématique un arbre portant la légende de législatives et des rectangles à l’intérieur desquelles sont portés les sigles de partis politiques et d’associations.
Mais celui qu’il préfère c’est indiscutablement le tableau synthétisant les conclusions du rapport 2019 sur l’économie numérique du CNUCED (Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement ) intitulé « création et captation de valeur : incidences pour les pays en développement » : c’est grâce à son travail sur l’économie numérique qu’il est convaincu qu’il sauvera sa réputation d’universitaire, mise à rude épreuve durant ce laps de temps, court pour l’Algérie mais très long pour lui, et grâce auquel il passera à la postérité.
En marge du tableau tout à fait en bas à droite, sur une partie plus ou moins caché du mur, qu’il tente d’éviter du regard autant que faire se peut, la photo du jeune Walid Nekkiche torturé et violé à côté de laquelle il vient d’adjoindre celle de l’adolescent de 15 ans Chetouane Saïd en pleurs violenté par les services de police.
A la droite de ces deux portraits une liste de détenus d’opinion toujours en détention est accompagnée d’une deuxième liste de médias prohibés numériquement.
Bref c’est l’irrésolvable et complexe équation algérienne. Celle qui l’a tant occupé, préoccupé et dont il n’est pas venu à bout après plus de 15 mois de recherche.
Le jour de sa prise de fonction, seul dans son bureau de Premier ministre, il n’imaginait pas la tâche aussi ardue. Il se considérait au moins aussi intelligent que ses prédécesseurs mais c’était compter sans l’imprédictibilité d’un système complexe avec lequel il pensait être familier.
Après une longue période de turbulences entrecoupée de désespoir et de stress, le voilà proche du but. Pour s’encourager il a une astuce ou plutôt deux dessins planqués sur le mur derrière son fauteuil pivotant qu’il consulte dans l’intimité de chaque déprime.
Le premier qui le fait rougir de plaisir est celui du dessin de l’oiseau de Prévert avec la cage qui s’efface à mesure que le temps passe. Le second est une grande feuille blanche avec un énorme point d’interrogation tracé au gros feutre noir dont qui lui rappelle la fameuse question, celle que lui seul connaît, et maintenant bien sûr vous aussi cher lecteur, qui le fait rire aux éclats et lui booste le moral : quel est ce génie ou cet aliéné qui prendra ma place ?