Vendredi 11 décembre 2020
Un 11 décembre…
Je suis le mendiant du cimetière et j’ai tant entendu jurer les hommes, sur la foi du psaume et du poème, qu’Alger est le havre de Dieu, que nous resterons beaux et forts et que la mer ne nous prendra pas… Nous avons juré si fort que depuis, chaque matin, s’ouvrent de nouvelles tombes pour les enfants partis à leur propre recherche dans cette Alger fantasmée, explorant le rêve jusque dans la mort.
Nos fils choisissent de mourir en automne, une nuit de Toussaint rouge dans les Aurès, un 11 décembre brumeux devant les maisonnettes de Belcourt ou ce 5 octobre, au départ du dernier lis blanc et du premier chèvrefeuille… C’est bientôt l’automne et vous ne savez pas, comme moi, le mendiant du cimetière, écouter les tombes. Vous sauriez qu’elles pleurent en automne.
Écoutez ce sanglot d’Alger ! Il nous parle du temps où nous étions jeunes et beaux, quand nous rêvions pour notre terre de la plus belle robe de soie et que nous avons manqué de linceuls pour nos cadavres. Ta mère Zoubida, m’a-t-il dit, perdit la voix dans les balustres du Belcourt de son enfance, un jour où elle avait continué
la manifestation avortée de sa mère Aldjia, sur injonction des mêmes édiles de l’ombre. La révolution s’essoufflait et ils avaient besoin du secours des masses innocentes. Ils avaient, une fois de plus, décidé du moment et du mobile.
Ce serait le 11 décembre. De Gaulle serait en visite à Alger et les États de la planète en conclave à New York. Les hurlements de Belcourt bouleverseraient l’un et parviendraient jusqu’aux oreilles des autres en Amérique, avaient-ils assuré.
– N’y va pas, ma fille, on n’a pas fini de pleurer ta mère ! avait dit Khedaoudj.
Zoubida n’avait pas écouté et avait même montré de l’enthousiasme à s’insurger.
Comme sa mère Aldjia, en mai 1945, elle avait pris la tête du cortège, belle et emportée, dévalant ce que Belcourt avait mis de pentes et d’escaliers entre le petit peuple de la colonisation et les indigènes. Mais que pouvaient les rambardes de Belcourt contre une avidité d’un siècle, bridée de mère en fille, de père en fils, depuis l’ultime défi de Boussaâd et l’imploration secrète de Nouara, que pouvaient les balustrades de Belcourt contre le serment de Belaïd, contre cette irrésistible éruption d’un rêve ancien ?
Zoubida avait traversé le boulevard Cervantès et les rues miteuses de son enfance, la rue de l’Amiral-Guépratte, la rue Marey où habitait Fetouma la voyante, puis le marché indigène d’El-Akiba où elle aimait humer l’odeur de la pauvreté chaleureuse mélangée aux senteurs orientales, le parfum des encens et celui du café qu’on torréfiait pour les bonnes bourses. Elle était arrivée, souveraine comme sa mère, l’emblème vert à la main, dans ces quartiers européens où elle n’allait jamais, devant le café Quiko, le Monoprix et le cinéma Roxy, la rue de Lyon et ses belles devantures, la rue de l’Union, puis la rue Lamartine… /
« Tahia El-Djazaïr ! » Rue Alfred-de-Musset, Gaspard avait tiré. Sur les marche escarpées qui descendaient des ghettos, un sang vif un sang ruisselant d’El-Akiba à la rue de Lyon. Le brigadier Gaspard avait tiré, puis la milice, puis les militaires… J’ignore si les nations réunies à New York entendirent le cri d’un peuple qui s’écroulait. Moi, je n’entendis que le dernier cri de ma fille Zoubida quand la balle lui transperça la gorge dans Belcourt qui tremblait.
On raconte que ce fut un dernier cri d’amour : Yemma ! Elle n’en poussa plus jamais d’autres. Ce cri refoulé, Kheïra, le cri de ta mère, je n’ai jamais cessé de l’entendre dans ce qu’on appellerait plus tard l’indépendance, à la fin d’une guerre magnifiée qui eut lieu dans l’exubérance et la duplicité, dans l’enthousiasme et les fourberies ; l’indépendance, ma fille, où nous n’avons pas cessé d’espérer pour nos enfants ce que nos pères avaient espéré pour nous.
Je suis le mendiant du cimetière et, de mon coin, à l’heure des enterrements, il m’arrive parfois de surprendre comme un soulagement confus dans le regard des hommes, dépités de n’être pas restés beaux et forts… mais secrètement consolés que la mer ait quand même pris quelques-uns de leurs enfants.
Extrait du roman « Le mensonge de Dieu » (Michalon – Koukou-Inas 2011)