Dimanche 16 juin 2019
Un peuple « en béton », une opposition « en argile » !
Alger, le 14 juin. Crédit photo : Zinedine Zebar.
Si l’opposition est d’argile, qui est le potier ?
Dans toute organisation, il y a des hommes qui exercent un pouvoir et d’autres qui cherchent à l’influencer de façon plus ou moins visible et avec plus ou moins de bonheur l’exercice de ce pouvoir. Les décisions capitales de portée nationale ou internationale dans les sociétés modernes se prennent au sein de trois institutions : l’Etat, l’Armée, et les grandes entreprises. Une chose est pratiquement certaine, le peuple a toujours été tenu à l’écart des grandes décisions comme se fut le cas lors déclenchement de la lutte armée, de la nationalisation des hydrocarbures ou dans les politiques menées aux pas de charge. Tenir le peuple responsable de la situation actuelle serait lui faire un mauvais procès. Réduit à un troupeau de bétail, il a toujours suivi le berger que le propriétaire a désigné pour le conduire soit à l’abattoir ou aux pâturages.
Son destin lui échappe, il est entre les mains détenteurs du pouvoir qui décident de son sort. Ils se sont emparés du pouvoir et se sont maintenus sans en assumer la responsabilité des résultats. Deux moyens ont été mis en œuvre : la carotte et le bâton c’est à dire l’argent et le fusil. L’un ne va pas sans l’autre ; le fusil sans l’argent se rouille ; l’argent sans le fusil se dénude. Chemin faisant, on découvre la violence aveugle du fusil et le pouvoir corrupteur de l’argent. Après la décennie noire et les années fric, la société civile et les partis dits d’opposition sont aujourd’hui dans l’incapacité congénitale de décider par elle-même. Elle fonctionne aux ordres.
Ne disposant pas de libre arbitre, elle devient un corps amorphe sans âme, sans adhésion, sans stratégie, sans conviction, sans finances. Aucun média, aucun parti, aucun syndicat, aucune association ne vit en dehors des subventions de l’Etat c’est-à-dire des recettes pétrolières et gazières.
L’Etat en Algérie veille la nuit et se repose le jour. Il n’est pas l’équivalent de qu’il est en Europe, C’est une propriété privée. Il s’agit d’un détournement de l’Etat par les cliques qui s’en emparent. Les relations avec le pouvoir sont toujours personnalisées. La prédominance des militaires et des dirigeants d’entreprises est une réalité palpable tous les jours.
Le pouvoir effectif est détenu par une élite homogène non élue qui peut agir à l’abri des regards et du contrôle de l’opinion publique. Les hommes faisant partie de ces groupes ont reçu la même éducation. Ils partagent les mêmes valeurs, les mêmes critères de sélection, de reconnaissance et de promotion. Ce qui crée entre eux des liens de compréhension et de confiance mutuelle et d’intérêts réciproques, entretenu par la continuité de leurs relations familiales, régionale ou de compagnonnage.
Tout régime de pouvoir minoritaire ne survit qu’en raison des carences, des inerties ou des divisions de la majorité des citoyens. La véritable expression de la volonté populaire, ce n’est pars le bulletin de vote, c’est le refus de produire.
Tout régime suppose à la fois la maîtrise de la production matérielle et la prise en mains de l’Etat. En occident, toute la vie s’organise autour de la production. En Algérie, tout se déroule autour de la rente pétrolière et gazière et de l’endettement qu’elle procure.
Le développement en Algérie n’est pas l’élévation du niveau de vie de la population mais le renforcement de la puissance de l’Etat. Luxe extrême et dénouement total se côtoient au quotidien. C’est parce que le développement a été conduit par l’Etat et non pas de vrais entrepreneurs privés que la croissance a aggravé l’injustice. Employeur quasi exclusif, régentant le partage des consommations collectives et privées fixant le niveau de consommation disponible, édifiant la corruption au rang d’une valeur première, l’autorité ne peut être que despotique.
L’Etat ne s’oppose pas à la dépense, il en est la source. Tout se passe, comme si faute d’accorder des terres en apanage à ses vassaux, le pouvoir concédait de nouvelles prébendes, en dotant ses proches ou ses alliés de postes dans l’administration ou à la tête des entreprises publiques. Tout l’argent public est allé s’investir dans des projets grandioses, tandis que les tâches traditionnelles du gouvernement étaient sacrifiées. L’agriculture qui n’est pas considérée comme un facteur de puissance nationale a été ignorée.
L’Algérie n’a pas manqué de justifications pour instaurer un pouvoir fort mais certains gouvernements se sont révélés plus prédateurs qu’éclairés et n’ont pas apporté ni développement ni démocratie Par erreur ou par calcul, les dirigeants politiques enferment leur peuple dans une stagnation qui n’est pas totalement inévitable. Il y a eu une confiscation de la rente énergétique au profit de l’édification d’un puissant Etat central et d’une population urbaine plus ou moins parasitaire.
Paradoxalement, c’est au sein de l’Etat que naissent des vocations entrepreneuriales. L’accès aux capitaux ou aux technologies est moins difficile que l’obtention des informations, des aides, une assistance financière, des autorisations, des passes droits. L’embryon du secteur privé est donc lié à l’administration, les dérapages corrupteurs en sont le prolongement. Que proposent les dirigeants algériens ? Un langage ennuyeux et technocratique, un libéralisme mal compris et mal assimilé, voire mal appliqué ou aux résultats trop lents pour être perçus.
La crise provient de ce que l’ordre ancien est mourant alors que l’ordre nouveau n’a pas encore vu le jour et n’a pas trouvé de partisans actifs. Pour la majorité des algériens, l’avenir prend généralement la forme d’un appartement dans un immeuble collectif.
L’Algérie a la terre, elle a les hommes. Ce qui lui manque, c’est une bonne politique. A mesure que la génération de novembre se retire du pouvoir pour laisser place à des dirigeants moins charismatique mais plus raisonnables, les mythes bureaucratiques reculent. Il faut penser sérieusement à réinventer l’Etat en Algérie.