La république de l’abîme[1] est le deuxième roman de Louenas Hassani qui ne perd pas de son actualité. Il raconte l’histoire de quelques individus échappant au contrôle d’une tyrannie religieuse islamique qui tend tant bien que mal à mettre sous sa surveillance la vie de ses sujets et adeptes de son idéologie dans toutes ses ramifications; des gestes les plus banals et intimes aux comportements les plus émouvants et publics.
Cette tyrannie religieuse aspire à ce que rien ne lui échappe, mais heureusement son idéologie n’a pas tout avalé et broyé; l’acculturation n’était pas si parfaite et rigoureuse sur le terrain, des vestiges de l’ancienne vie et culture ont résisté au rouleau compresseur et le totalitarisme de la nouvelle culture et idéologie.
Des éléments de la culture berbère et musulmane, dont des mythes, une mémoire, un héritage symbolique, ont survécu à la théocratie religieuse qui vont servir de repaires et de supports idéologiques pour la renaissance d’une culture de résistance portée par des personnages téméraires et conscients des risques qu’ils prennent en défiant l’ordre établi et imposé.
Des femmes et des hommes ont été poussés de différentes façons par l’injustice de la théocratie religieuse pour se révolter et se retrouver dans une ville que l’auteur nomme Tafat, c’est-à-dire Lumière en berbère. Et cette ville se trouve au bord de la mer, dans une théocratie qui a tourné le dos à la Méditerranée.
Elle est devenue la destination des hommes et des femmes assoiffés de liberté qui ont réussi à fuir le conditionnement de l’islam politique qui interdit la différence, bannit l’art, diabolise l’individu, voue aux gémonies la moindre expression humaine autonome. Ces hommes et femmes n’en reviennent pas encore que leur pays ait sombré aussi facilement dans la négation de l’Autre, la sacralisation de l’ignorance et la banalisation du mal. Ils n’ont pas vu venir le monstre. C’était un cheval de Troie.
Il ne leur vient pas de l’extérieur; il a émergé de quelques éléments de leur histoire, de leur culture et en grande partie de leur religion. Le monstre sommeillait depuis des siècles à côté d’eux. Il a suffi de le provoquer pour qu’il montre son pouvoir, sa cruauté et sa méchanceté. Ils n’avaient pas peur de lui parce qu’il se disait pacifiste avant d’être au pouvoir.
Il se présentait comme une solution miracle à toutes les injustices produites par des idéologies qu’ils subissaient, autrement dit causées par des idées humaines faillibles. Pourtant, malgré la force de cette tyrannie religieuse, la vie n’a pas pu être empêchée d’aller son chemin, car quelles qu’en soient la répression et la surveillance massives, des livres interdits se lisent, se transmettent comme des armes redoutées; des gens aiment, rêvent, osent; la musique est écoutée, voire propagée; la mémoire vernaculaire survit encore et est chantée, sculptée, transmise, ancrée encore dans les archives de l’oralité.
L’auteur a poussé la logique de cette tyrannie jusqu’à l’abîme afin qu’il fasse surgir une lumière d’espoir des ténèbres de l’atrocité de la mise en application des idéaux de l’islam politique.
De cet abîme la vie prend un contresens de la norme imposée, défie l’ordre établi et remet en question les certitudes de l’islam politique pour mettre en évidence ses contradictions. Ce roman est une fiction qui raconte les méfaits et les injustices d’une théocratie religieuse qui demeure jusqu’à nos jours séduisants pour les adeptes de l’islam politique.
Cette fiction se veut une critique à l’égard des principes d’une idéologie à partir des faits, aventures et évènements vécus par ses personnages. Par la même occasion, l’auteur déconstruit cet orientalisme qui disqualifie tout un espace et qui propage le préjugé de l’incapacité du monde dit d’islam à organiser sa vie selon certains principes universels de liberté et de justice.
Pour l’auteur, Tafat est une ville qui montre que vivre autrement est de l’ordre du possible. Rien n’est déterminé d’avance, tout est à construire, à démolir et à reconstruire de nouveau si des hommes et des femmes le désirent. La république de l’abîme s’inscrit dans une logique qui remet en question l’idée de la fin de l’histoire, chère à Francis Fukuyama, inhérente au roman de Boualem Sansal, 2084 La fin du monde, et fustige l’idée du choc des civilisations chère à Huntington que Michel Houellebecq a reprise dans son roman Soumission.
En fait, le roman de Louenas Hassani revendique la grandeur de Cordoue, de Bagdad, de villes jadis conviviales, d’une civilisation grandiose qui réfléchissait déjà sur l’égalité des hommes et des femmes, des penseurs comme Averroès qui est l’un des précurseurs de la pensée séculière et laïque pendant que l’Occident, à une époque où l’Europe était sous l’hégémonie de l’église.
La République de l’abîme est un roman qui célèbre la vie. Il est plein d’optimisme, malgré la terreur et la violence qu’il raconte. L’auteur a teinté son histoire d’un optimisme tragique. En fait, il croit à la capacité de l’individu à surpasser les obstacles et les malheurs jalonnant sa marche et sa démarche dans la vie. Ses personnages qui peuplent Tafat sont des hommes et des femmes ordinaires qui ont dit oui à la vie et demeurent optimistes en dépit des tragédies qu’ils ont vécues. Ainsi, leur aventure est devenue extraordinaire et passionnante.
L’œuvre de Louenas Hassani est plus une utopie de la résistance qu’une histoire qui raconte le malheur et la déchéance d’un peuple. Il relie la joie et le plaisir de vivre à la résistance et non pas au confort que la réalisation peut procurer. La liberté pour notre romancier n’est pas un état d’âme immuable ou une idée abstraite figée, mais une chose qui relève du vécu, du mouvement.
La vie s’exprime dans nos actions ou inactions volontaires ou involontaires ; c’est un processus qui défie les obstacles. Dans le roman, elle s’est exprimée dans le défi et la remise en question des traditions, des habitudes, des légitimités et des pouvoirs qui aspirent à tout contrôler.
Les habitants de Tafat ont goûté à ce plaisir de libération et de destruction des chaînes idéologiques du pouvoir central de la tyrannie religieuse. En fin connaisseur de l’islam politique sur le plan théorique et pratique, Louenas Hassani nous invite à suivre l’aventure de quelques femmes et hommes qui ont osé se rebeller contre le pouvoir d’une théocratie, d’un monstre et d’un Léviathan qui se sert de sa souveraineté absolue qui se dit divine, pour surveiller et contrôler ses sujets dans leurs moindres agissements.
Le roman est un voyage passionnant qui montre que l’utopie et l’envie de changer le monde peuvent venir à bout de n’importe quelle tyrannie ; qu’elle soit terrestre ou céleste, la volonté vient à bout de la fatalité pour que germe à nouveau la vie et que battent des cœurs épris comme dans cet extrait du roman :
« Mon cœur battait vite, mais je n’avais pas peur. Le monde n’existait plus dans ma tête, encore moins la République. Je la pris dans mes bras et la tirai vers moi pour l’embrasser. Je l’embrassai follement, sauvagement, tendrement. J’y versai toutes mes connaissances livresques ; tous les films qui n’avaient de cesse de magnifier dans mon imaginaire la rencontre du baiser, ce portail qui ouvre sur le paradis du corps et de l’être ; toutes les histoires interdites des cœurs qui s’éprennent que couronnent les dieux de nuits d’ivresse inoubliables et torrides. D’une main tremblante, tel un expert en la matière, je déboutonnai sa robe qui déboula sur son corps pour dévoiler le royaume du souffle coupé, ouvrir sur le poème sensuel, le corps d’indomptable, d’irrésistible, d’insondable jeunesse. Que caches-tu ô tissu unicolore et imperméable aux yeux comme pays ! Derrière la burqa était enfouie une patrie qui décuple le langage des sens, une île, une Atlantide de féminité qu’aucune déferlante doctrinaire ne saurait submerger, une oasis de verdure hors d’atteinte de l’inquisiteur. Une croupe à faire japper, la cambrure d’une femme de 20 ans qui n’a pas enfanté, des seins fermes comme des fruits suaves qui attendaient depuis le veuvage la main veinarde qui cueillerait le miel de leurs voyages. Je ne savais même pas que la lingerie fine et ajourée qui cache à peine ses parties intimes pouvait se vendre dans la République. C’était la énième preuve, dans le déluge de toutes les soifs, que rien ne pouvait empêcher la vie de créer ses espaces, de se frayer des chemins que les idéologues ne sauraient emprunter. Amane se retira et fit quelques pas en direction de son lit. Les yeux baissés, limpides de cette eau du désir qui n’a pas son égale pour allumer les feux du regard, elle se mit dans le costume de Dieu et s’allongea sur sa couche. Rien ne pouvait plus retenir mes chevaux intérieurs… »
Ali Kaidi (docteur en philosophie)
[1] La République de l’abîme, Louenas Hassani, Les Éditions L’Interligne, Ottawa, 2017, 268 p.