Je commencerai cette chronique par une anecdote qui en dit long sur la légèreté avec laquelle les chiffres sont manipulés en haut lieu : un jour, M. Aoudjhane (que Dieu ait son âme), professeur de mathématiques de renommée, à Alger, durant les décennies 60, 70 et 80, fut sollicité par la présidence de la république pour dispenser des cours à Houari Boumediene, le putschiste.
Le fait que Boumediene s’intéressât aux mathématiques au point de réclamer un Professeur agrégé avait de quoi nous étonner et titiller notre curiosité. Quand, plus tard, nous eûmes vent de cette indiscrétion, nous déduisîmes que Boumediene avait un niveau de connaissances nécessaire pour s’intéresser aux problèmes de résidus dans le calcul d’intégrales au voisinage de pôles critiques, la résolution d’équations différentielles non linéaires, ou autres thématiques barbares, pour lancer l’Algérie sur une voie moderne basée sur des calculs déterministes précis afin d’assurer un avenir radieux à son peuple.
Mais en fait, nous confia Aoudjhane bien des années plus tard, quand le dictateur n’était plus de ce monde, il s’agissait de cours d’un niveau élémentaire. Il semblerait que Boumediene ne savait même pas effectuer des opérations de calcul classique à deux chiffres comme la multiplication ou la division. Ce qui ne tarda d’ailleurs pas à exaspérer l’impérieux (au sens noble du terme) Aoudjhane au point de rendre le tablier très vite. « J’avais mieux à faire que d’apprendre à compter à cet abruti », nous avait-il confié.
Cette révélation redoubla notre curiosité : Boumediene avec un tel niveau de lacunes ? C’était invraisemblable pour nous, aux temps de l’innocence !
« Mais voyez-vous mes enfants », résuma Aoudjhane, « les gens qui font de la politique ont traversé leur cursus scolaire avec une moyenne de 2 en mathématiques et 18 en histoire-géographie », avant de s’esclaffer d’un rire expansif que lui seul savait produire.
Le peu de rigueur dans la manipulation des chiffres en haut lieu tendent à lui donner raison ! À cet égard, Les indemnisations réclamées à Saïd Bouteflika et ses acolytes ont de quoi laisser perplexe.
Outre les amendes requises (entre 3 et 8 millions de dinars), le représentant du Trésor public a réclamé des indemnisations record : un total de 500 milliards de dinars (3,7 milliards de dollars au taux officiel) à payer par tous les accusés
Il est quasiment certain que ces chiffres faramineux qui dépassent l’entendement doivent provenir du fait qu’il doit s’agir de milliards de centimes et non de dinars ! Les amendes en question correspondraient ainsi à 370 millions de dollars, ce qui représente déjà une somme colossale pour le commun des mortels !
Monsieur Aoudjhane n’avait pas tort de stipuler qu’en haut lieu, on ne sait pas compter !
Par ailleurs, en centimes ou en dinars, est-il si difficile que cela de débusquer les circuits bancaires qui ont débloqué ces milliards ? Ou alors, cela faisant, nos honorables juges redouteraient de dévoiler la forêt qui se cache derrière l’arbre Bouteflika ?
Millions ou milliards, une affaire à suivre…
Revenons plutôt à monsieur Aoudjhane.
D’autres anecdotes concernant l’intégrité de notre professeur de mathématiques méritent qu’elles soient rapportées pour s’imprégner du fait que la corruption en haut lieu ne date pas d’hier. Un monsieur que j’eus le privilège et l’honneur de seconder, et donc de côtoyer, au début des années 1980. Nul étudiant ayant suivi les cours de cet enseignant hors pair ne peut l’avoir oublié !
Monsieur Aouedjhane avait été Directeur de l’école Polytechnique pendant une courte période dont il me raconta quelques bribes de péripéties et autres démêlés qu’il avait eu avec les gens d’en haut, comme il se plaisait à les nommer, non sans quelques pointes de sarcasme subtilement joyeuses. Pendant son court passage à cette prestigieuse école, les règles d’entrée en première année étaient appliquées de façon stricte ! Il faut dire qu’Aoudjhane faisait montre d’une conduite officielle et publique en totale conformité avec la rigueur mathématique dans laquelle il baignait corps et âme ! Il n’est pas donné à tout le monde de réfléchir, d’opérer et de vivre sa vie dans un référentiel cartésien !
Lors d’une période d’inscriptions postbac, une demoiselle vint le trouver à son bureau, munie de son dossier et d’un petit mot du ministre de l’Enseignement supérieur (Abdelhak Brerhi pour ne pas le nommer) en sa faveur.
Aoudjhane ouvre le dossier, le consulte et, au bout de quelques minutes, le rend à l’étudiante en lui annonçant : « Votre dossier ne satisfait pas les conditions d’admission suivantes … », et de lui en citer quelques-unes. La fille le regarde d’un air hautain et lui rétorque : « Mais Monsieur, c’est le Ministre qui m’envoie ! » Sans se laisser troubler outre mesure, Aoudjhane enchaîne : « Ne vous inquiétez donc pas pour votre Ministre, je lui ferais part de notre entretien ! »
Ce qu’il fit sans tarder en adressant une missive dans laquelle il formule : « Monsieur Le ministre, j’ai bien reçu mademoiselle une telle, mais j’ai le regret de vous rappeler qu’en vertu des lois XYZ que vous avez, vous-même signées, elle ne peut prétendre à une quelconque inscription dans notre établissement, et, à moins que vous m’en donniez l’ordre par écrit, je ne puis accepter son dossier ! »
Quelques semaines, ou quelques mois tout au plus, plus tard, Aoudjhane est remercié de la direction de Polytech !
Voilà comment fonctionnent nos hautes autorités !
Quand le président de la République en personne fait de ses frères ses propres conseillers, dont Saïd le lugubre, le ton pour un népotisme exécrable est donné ! Les autres ne font que suivre l’exemple ! Les dernières secousses judiciaires en donnent la preuve formelle.
Donnez-moi un haut responsable honnête et je sauverais l’Algérie, aurait stipulé Archimède, déjà en l’an 800 avant Mahomet ! Le pauvre, il n’aurait pas osé telle formule 2200 ans plus tard. Avec les tronches de ceux qui se succèdent à la barre de nos tribunaux, il se serait tout bonnement suicidé, le pari étant perdu d’avance !
À l’évidence, tout, tout est à refaire !
Et, il faudrait un Atatürk, pour ce faire !
Kacem Madani