C’est l’histoire de l’un de mes professeurs d’arabe dans les années 1970, au lycée des Palmiers à Oran. Elle est rapportée au lecteur avec une fidélité des faits et des sentiments ressentis à l’époque.
Dans certaines nouvelles de ce recueil il est parfois mentionné le cauchemar que nous avions subi dans les années 70’ avec la venue du Moyen-Orient de centaines de professeurs. Ils voulaient nous remettre sur la « bonne voie de nos racines » puisque nous étions si idiots de ne pas les connaître par nos familles.
Un jour, les autorités académiques d’Oran ont eu l’idée de nous affecter un professeur d’arabe spécialisé en musique orientale, de haut niveau nous avait-on dit.
Moi, je pense, comment vous dire ?…Disons que son éducation musicale, il l’avait façonnée chez une sorte de Castafiore dans sa cuisine de l’étage au-dessous, au Caire. Mais ce qui a immédiatement été relevé tant il était impossible pour lui de le dissimuler, c’est l’extrême singularité de ce monsieur lorsqu’il parlait ou se mouvait.
Comment vous dire ? …Disons, comme Michel Serrault dans La Cage aux folles. Je crois qu’une très grande majorité de lecteurs ont vu ou entendu parler du film. Dans le cas contraire je les engage à aller rapidement s’en informer pour visualiser l’image du personnage dans ses manières très « viriles ». La compréhension de cette histoire en dépend.
L’homme était plutôt rond, avec une chevelure plaquée de gomina (les anciens connaissent). Le reste de pellicules qui ne tombait pas sur la dune de poussière formée sur le haut de sa veste brillait au soleil de l’Algérie puisque posés sur une mer de graisse. Il avait une dent en or qui apparaissait dans la commissure de sa lèvre.
(Que le lecteur n’en soit pas choqué, il s’agit là du regard d’adolescents qui sont parfois tranchants et moqueurs. Je traduis une vérité de cet âge que je ne permettrais pas au mien).
Et ses lunettes, mémorables dans les feuilletons égyptiens de cette période, comment vous dire ?…Disons qu’elles ressemblaient à celles d’Yves-Saint Laurent mais version Oum Kelthoum.
Et c’est à cette période que se produisit un événement que je ne souhaite à personne de vivre. Celui qui vous place en face d’un abruti qui hurle en vous traitant d’ignorant. Ce sentiment, mes camarades francophones l’ont connu au service militaire lorsque le sergent, grand intellectuel de son état, leur houspillait dessus.
Ce moment pénible au lycée des Palmiers, j’y arrive. Lors d’une des séances, il nous demanda de venir au tableau, un après l’autre, pour chanter des chansons basées sur des poèmes de la grande littérature arabe, du moins celle qu’il croyait l’être. Nous en doutions car si nous n’étions pas arabophones (dans le sens de la langue arabe classique), nous avions le minimum de culture que se doit d’avoir un lycéen.
Lorsque je suis arrivé à l’échafaud, sur l’estrade de mon exécution, j’ai soudain eu une bizarre sensation. Comment vous dire ?…Disons que ce brave monsieur n’était pas au courant de l’existence du dentifrice.
Il me dit de chanter la première. Je ne sais pas. La seconde…je n’ai pas compris. La troisième et ainsi de suite. Désespéré, il me dit « mais alors chante-moi l’hymne national de ton pays, au moins ! ».
Et là, lorsqu’il comprit que je ne l’avais jamais su dans ses paroles, son regard d’horreur se mua en image d’ectoplasme étouffé. Puis il reprit son souffle de ce qui l’avait asphyxié et me traita de tous les noms dont celui de traître à sa patrie et à la grande nation arabe.
Pourtant, plusieurs décennies plus tard, ce n’est pas de la colère que j’ai en moi mais une certaine compassion envers ce personnage. C’est comme cela que se transforment les souvenirs de jeunesse même ceux que nous avions détestés lorsqu’ils ont été vécus.
Je lui pardonne car l’âge de réflexion m’a fait comprendre que dans cette histoire, c’était lui le malheureux, pas moi. Être homosexuel dans un pays majoritairement arabo-musulman, l’Égypte, en pleines années soixante-dix, ce n’était vraiment pas un cadeau que le ciel lui avait envoyé à sa naissance.
Je lui pardonne car il ignorait que le jeune homme sur l’estrade, celui qu’il avait humilié et qualifié de traître aux valeurs arabo-musulmanes et à sa patrie, est justement l’un de ceux qui aurait pu transformer sa vie s’il en avait eu le pouvoir. Par ses opinions libérales il aurait tout fait pour qu’une une vie de malheur par la recherche d’une hypocrisie constante à vouloir cacher ses orientations sexuelles se transforme en une vie sereine et assumée.
Je n’ai jamais ressenti cette orientation sexuelle dans ma personnalité mais avec moi, cet homme n’aurait pas été obligé de s’accoutrer comme un notaire du Caire pour paraître grandiloquent, viril et en adéquation avec cette doctrine qu’il avait pour mission de propager pour nous abrutir.
Une chemisette rose à fleurs, un sac en bandoulière et des lunettes en forme de cœur à la Elton John, m’auraient satisfait si la contrepartie en était le bonheur de lui accorder ce droit d’être lui-même et de vivre sa vie en accord avec sa personnalité sans se camoufler derrière les valeurs sociales qu’il s’épuisait à nous enseigner.
Je dois avouer que je ne saurais toujours pas chanter en arabe. Mais j’ai toujours, hier comme aujourd’hui, la conviction que personne n’a à me dicter ce que doit être ma langue, mes valeurs, mon pays et mes chansons.
Monsieur le professeur, avant de mourir, wallah que j’apprendrai Dour biha el chibani pour vous la réciter, et même vous la chanter au paradis. Les malheureux sur terre y vont de plein droit, vous étiez si malheureux.
Pourquoi celle-ci, en particulier ? Parce que je l’adore, ce qui suffit à l’argument, mais aussi parce qu’elle est la parfaite illustration de l’hypocrisie sociale sous le soleil de ce pays qui est le nôtre.
Dour biha, ya chibani, dour biha, elle travaillera pour elle et pour toi… Plus tard, les islamistes s’étrangleront à entendre ces paroles.
Vous aviez fini par quitter le pays. Mais si vous aviez échoué avec moi, votre mission a parfaitement réussi car vous nous avez laissé des centaines de milliers d’héritiers. Mais eux, bannissent la musique ce qui n’était franchement pas le cas de celui que vous aviez humilié.
J’étais un cancre en arabe classique. Parfois, l’inculture vous protège par une solide carapace.
Sid Lakhdar Boumediene
Bien causé, l’ami !