22 novembre 2024
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Récit-feuilleton. Exils (17)

La mer d’un bleu magnifique s’étalait à perte de vue. Pour la première fois de sa vie, il la contemplait en vrai. C’était l’été de son passage de la quatrième à la troisième. Depuis le lycée, il en parlait avec ses camarades, presque avec dévotion.

Ceux ayant déjà eu la chance de s’y baigner l’évoquaient comme s’il s’agissait de la huitième merveille du monde. Ils  étaient un certain nombre à vivre dans les langes de l’indigence et ne pouvaient y prétendre. La mer et ses plages se trouvaient pourtant à environ soixante-dix kilomètres de leur ville.

Mais il fallait compter également avec le problème de l’hébergement sur place, outre qu’ils étaient encore mineurs. Leurs parents ne pouvaient se résoudre alors à leur lâcher la bride. En été, il n’est pas rare que la ville soit traversée par de mauvaises nouvelles ; untel a été ramené en cadavre chez lui pour avoir plongé sur un rocher ou parce qu’il a voulu aller loin à la nage. Sa mère redoublait alors de précaution. Il était son aîné.

L’un de leurs amis étant parti à la plage la plus proche, Souk El Thénine, avec ses frères et amis de quartier, il leur fit signe à lui et à un autre de leurs  camarades de les rejoindre ; il a fallu développer des trésors de diplomatie pour que sa mère acceptât. Pour deux ou trois jours seulement. Hébergé dans une tente et manger soit un repas froid, soit à la gamelle préparée par l’un d’eux. L’ambiance du groupe aidait à faire fi de ces contingences. Inutile de dire que la plage était bondée de monde. Et chacun y allait de ses jeux, dans un charivari indescriptible souvent sans tenir compte des imprécations du voisin. Difficile dans ces conditions d’espérer se reposer du labeur d’une année scolaire. Quant à vouloir vivre quelques moments doucereux avec ses enfants pour les quelques familles présentes sur la plage, c’était rêver. Que de mégots et de boîtes de sardines et autres déchets étaient alors abandonnés à même le sable ! L’écologie n’était pas encore de mode. Ni de ce monde livré aux appétences de la consommation.

Le crépuscule annonçait des soirées au son de musiques souvent discordantes. Parfois des orchestres de circonstances attiraient les badauds. Une derbouka et une guitare sèche faisaient l’affaire. Il suffisait alors de taper des mains pour plus d’animation. Et quelques-uns n’hésitaient pas à se lancer dans une danse au rythme de ces sons improvisés. Ce n’était pas le Pérou, mais c’était la mer à portée des yeux. Et puis, c’était l’été. Il faisait chaud. Il faisait beau. Ils étaient jeunes. Que demander de plus ? Bien entendu, le mythe de la mer inaccessible était rompu.

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Plus tard, il organisa ses vacances au bord de la mer de façon plus substantielle. Pour l’heure, il ne fallait pas bouder son plaisir nonobstant toutes sortes de circonstances. Dans deux ou trois jours, il pourra dire aux autres copains restés sur la terre ferme j’étais au bord de la mer ! C’était comme rapporter un trophée. Ce fut son butin cet été là. Ce ne fut pas la seule première expérience de la vie…

Lorsqu’ils étaient au lycée, tout un chacun de nous était aux prises avec ses cours. Et pour un certain nombre d’entre eux avec une, misère endémique. Leurs parents n’ayant hélas que peu de choses à leur offrir. Leur adolescence était livrée aux appétits de la rue. Peu d’activités culturelles. Pratiquement aucune bibliothèque municipale ou autre pour les accueillir alors qu’ils étaient pourvus d’une soif inextinguible de lire et d’apprendre. Une fringale. Ce fut un désert. D’autres copains eurent la chance d’être mieux nantis dans tous les sens du terme. Aisés, ils purent également s’épanouir intellectuellement au sein de leurs familles qui, plus est, pratiquaient avec eux une tolérance alors possible. Ils pouvaient même organiser des après-midi de rencontres entre eux pour écouter de la musique et danser. Même si les autorités d’alors étaient déjà sur le qui-vive quant à l’ordre moral. Une descente policière sur dénonciation n’était jamais exclue.

Récit-feuilleton. Exils (16)

Il leur arrivait aussi de se réfugier dans le rêve. Et d’aimer à l’utopie. Voir sa dulcinée de loin. Parfois la suivre. La promiscuité du lycée Mohamed Kerouani, réservé aux garçons, avec celui de Malika Gaïd pour les filles n’arrangeait pas vraiment les choses. Chacun avait conscience qu’il ne pouvait aller aussi loin qu’il le voulait.

Tout le monde se connaissait. Les nouvelles vont plus vite qu’une traînée de poudre. Si telle osait s’afficher avec l’un d’eux, elle risquait gros. Jusqu’à lui interdire le lycée. Ils étaient prisonniers d’un système social et pédagogique des plus archaïques. Sans doute même des plus répressifs. A telle enseigne que les cheveux longs étaient interdits. Le surveillant général se pointait à l’entrée pour veiller au grain et renvoyait systématiquement ceux parmi eux qui arborait quelques mèches rebelles.

Les internes se mettaient devant les fenêtres grillagées pour suivre les filles dont certaines devaient passer par notre lycée pour pouvoir rentrer chez elles. Avec force gesticulations, certains exprimaient la  frustration d’alors. Rougissantes, elles passaient leur chemin. Et que pouvaient-elles faire ? Prises entre une éducation moralisante et l’instruction prédisposant à peu d’épanchements, elles ne pouvaient transgresser les tabous érigés sur leur chemin sous peine de se voir non seulement exclues de leur scolarité mais même sévèrement réprimandées et demeurer cloîtrées à la maison pour leur témérité. Certaines l’ont vécu dans leur chair surtout lorsqu’elles étaient en face de garçons qui n’étaient pas prêts à assumer leurs actes.

C’est dans ce contexte qu’Omar et ses camarades avaient passé le cap du lycée. Pris entre la pédagogie chancelante de certains professeurs, dépourvus de toute autorité et de toute capacité pour l’enseignement, et les règles inflexibles du qu’en dira t-on des voisins.

Comme tout un chacun, il eut l’heur de connaître quelques-unes de ses camarades de lycée sans cependant leur permettre quelques audaces à ce rite imposé. Il est vrai que quelques téméraires ont osé ce que beaucoup respectaient par crainte révérencielle. Sétif était alors une sorte de gros village où tout se sait (on disait alors « doro djaoui ibakher stif »). Ces audacieuses et ces vaillants étaient plutôt une minorité de sorte que l’ordre ne pouvait être réduit à néant. Ni même égratigné de quelque manière que ce soit. Triste sort réfléchi par d’autres et appliqué en masse sur eux et elles. Telle une massue. Il est vrai aussi que mai 68 n’était pas loin.

La crainte d’épidémie d’idées censées bousculer l’ordre social étouffait toute innovation au lycée. Une seule fois, fut organisé un interlycée entre leurs deux établissements. Les filles et les garçons étaient séparés par une rangée pour éviter tout contact. Ce n’était bien entendu pas une lutte de classes, plutôt des classes luttant à peine pour leur existence. L’idée de liberté n’était pas à l’ordre du jour. On s’escrimait à chasser le naturel. Ils furent brimés. Châtrés. Génération suicidée…

Omar se mit alors à écrire de la poésie. Dès la quatrième. Rimes rebelles. Pour louer sa dulcinée du moment. Pour calmer quelque peu ses ardeurs. Quelle prouesse que les ébats poétiques ! De l’amour platonique. Quelques rencontres fortuites au coin d’une rue. Quelques sourires. Quelques rares gestes de salutations. Discrets signes de têtes. Quelques timides paroles. De vagues promesses. De vaines espérances. Désirs émasculés. Horizons obscurcis. Rêves déchiquetés. Broyés, ils étaient broyés par une machine invisible à l’œil nu mais constamment présente dans leurs têtes. Mentalement, ils étaient  formatés pour accepter ce credo imposé.

Ils devaient  ostensiblement se conformer aux règles posées en dehors de leur volonté commune. Aucune structure ne fut mise en place pour une concertation lycéens-enseignants-proviseur afin d’améliorer leurs  conditions de travail en classe (bondées alors de quelques quarante élèves), de recueillir leurs  doléances, de tenir compte de leurs vocations possibles (certains d’entre eux ne manquaient pas de talents en tous genres. L’autoritarisme tenait alors lieu de principe directeur pour ceux qui avaient le gouvernail. C’était à l’image des dirigeants qui se délectaient alors de légitimité historique alors même qu’ils avaient écarté manu militari les plus à même de s’en prévaloir. On leur servait à satiété des discours à base d’idéologie faussement égalitaire. (A suivre)

Ammar Koroghli-Ayadi, auteur-avocat 
Email : akoroghli@yahoo.fr

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