Faire valider l’image du loubard de Châteauroux et se voir accoler au final celle du gros péteux à la vicieuse lubricité scatologique, voilà un raccourci ou épilogue peu reluisant pour le virevoltant interprète de Cyrano de Bergerac, de ce héros pudique et burlesque dont la maîtrise épistolaire résonne en proses amoureuses à l’oreille de la convoitée Roxane.
Engagé au cœur de cette œuvre-plaidoyer où les joutes verbales portent en étendard la finesse de l’esprit, où la vulgarité se fracasse sur la pureté sémantique des alexandrins, le généreux fanfaron à la verve captivante veut rester « admirable en tout et pour tout ».
Martial à l’épée mais néanmoins touché par la disgrâce physique, il se dévoue au nom d’un romantisme vertueux et offre son envoûtante rhétorique au baron Christian de Nevillette, l’autre conquérant épris de ladite cousine.
Ce dernier répliquera les envoûtantes modulations syntaxiques que lui concocte donc un guide enchanteur disposé à se sacrifier sur l’autel platonique du dépassement ou abandon de soi dès lors que le jeu de la séduction continue à proscrire les illicites attouchements du non-renoncement au corps féminin.
Cet au-delà de la bienséance et permissivité, Gérard Depardieu l’aurait à maintes reprises franchi dans les coulisses de la commedia d’ell‘arte, à l’arrière des champs et plans de visions, avant les acclamations d’une levée de rideau et peut-être même au milieu d’entractes où il ne pouvait plus contrôler ses mains baladeuses et serpentines. C’est parce que celles-ci se seraient frauduleusement glissées au fond d’un slip-dentelle, que le voilà aujourd’hui accusé d’agressions sexuelles et déjà condamné par le tribunal médiatique, surtout depuis la diffusion du reportage déballé le 07 décembre 2023 dans l’émission de « France 2 » Complément d’enquête.
Visible jusqu’au 06 janvier 2025, elle informe d’emblée les téléspectateurs que l’impliqué est mis en examen (suite à la plainte pour viol relancée le 16 décembre 2020 par la jeune comédienne Charlotte Arnould), focalise à ce titre leur attention sur de grossières dérives langagières et d’obsessionnelles addictions supputant les penchants pédophiles d’un « monstre autrefois sacré ».
Bafouant l’élémentaire présomption d’innocence, la monstration cathodique enserre d’arguments à charge ce « pervers de la pire espèce » qui par effractions abusives aurait piétiné le seuil du non-consentement, provoquant ainsi chez de potentielles proies juvéniles des dégâts si intérieurement enfouis qu’ils émergent souvent rétroactivement, ce que démontrent parfaitement les mémoires posthumes de la chanteuse Barbara.
İntitulées İl était un piano noir, elles révélaient en 1997 que la composition métaphorique L’Aigle noir fait référence à l’inceste subi à l’âge de 10-11 ans, à cette commotion longtemps tue que causa « Un soir, à Tarbes » ce père devenu soudainement l’oiseau de mauvais augure, tant « (…) mon univers bascula dans l’horreur. ».
Dès lors, surgissaient chez la pubère les interrogations, où et comment se délester du poids du lourd et douloureux tourment, chez qui faire entendre le grondant tumulte qu’une gendarmerie bretonne refusera de traduire en exclamation victimaire ? La dépossession corporelle des enfants se transformant en mutisme, ils « se taisent parce qu’on refuse de les croire. Parce qu’on les soupçonne d’affabuler. Parce qu’ils ont honte et qu’ils se sentent coupables. Parce qu’ils ont peur.
Parce qu’ils croient qu’ils sont les seuls au monde avec leur terrible secret J’ai tellement besoin de ma mère, mais comment faire pour lui parler ? Et que lui dire ? Que je trouve le comportement de mon père bizarre ? ». İl faudra que le prédateur de l’heure abandonne en 1949 le foyer familial pour que le crime prenne fin, pour que la jeune fille de 19 ans échappe aux carcans de la soumission que dénonçait cette année-là Simone de Beauvoir.
Avec Le deuxième sexe, elle détaillait la situation des femmes après la Seconde Guerre mondiale, soulignait qu’aucune d’entre elles n’a de trajectoire prédestinée, proscrivait tout déterminisme patriarcal pour, à contrario, convoquer l’existentialisme, en l’occurrence la liberté artistique par laquelle la délaissée Barbara supportera le dissimulé de la transgression paternelle.
En créant trente-sept années plus tard la pièce musicale Lily passion, jouée le 21 janvier 1986 sur la scène du Zénith de Paris, l’autrice de Mon Enfance (1968) opérait-elle un transfert psychologique confondant l’image de son bourreau de père avec celle du meurtrier David ? Une curieuse concordance temporelle et amicale a voulu que Gérard Depardieu obtienne le rôle de ce sérial killer qui, tuant partout où se produit Lily, pose minutieusement sur chaque cadavre une branche de mimosas.
L’ »Ogre Gégé » est dorénavant d’autant plus mis en cage que son concert Depardieu chante Barbara fut annulé au Havre puis à Chambéry après avoir été successivement perturbé à Marseille, Lyon, Lille ou Bordeaux par des collectifs féministes vociférant de virulentes désapprobations ou brandissant la banderole « L’Aigle noir, c’est toi ! ».
Le détracteur et délateur affichage interpellait l’opinion de façon à rappeler que Monique Serf (rebaptisée Barbara sur les planches d’un cabaret belge) fut à l’aune de l’adolescence violentée et abîmée, qu’elle ne pouvait à fortiori pas servir de caution morale au « sauvageon » Gérard Depardieu.
Délogé de cette aile protectrice, peut-il néanmoins prétendre à la référence Marguerite Duras, l’intellectuelle de gauche ayant paraphé le Manifeste des 343 qui réclamait le 05 avril 1971 l’abrogation du texte de 1920 proscrivant l’avortement des femmes ? À la pointe des causes féministes, la scénariste partagea en 1977 l’affiche de son film Le Camion avec l’accusé du jour et fut la solide garantie sur laquelle s’appuyer quand une journaliste du magazine américain The Times, à laquelle il confiait en 1991 s’être retrouvé à 09 ans au milieu d’une tournante (viol collectif), traduisit la situation par le terme « assisted », lequel signifie en anglais « prendre part ».
Compromettante, la méprise ou maladresse du moment le privera d’une part de l’obtention de l’oscar du meilleur acteur, récompense unanimement admise par la critique internationale (eu égard à la performance que permis le personnage de Cyrano), et connotera ou accentuera d’autre part l’actuel bannissement. En annonçant le mercredi 25 mai 2011, en plein plateau de Ce Soir Ou Jamais (que présentait alors sur « France 3 » Frédéric Taddeï) qu’il était « une vraie ordure », l’amateur des déclarations tonitruantes relançait d’ailleurs lui-même la polémique apparue deux décennies plus tôt.
En quatrième de couverture de l’opus L’İnnocent, sorti le 18 novembre 2015 aux éditions « Du Cherche Midi » (puis en mars 2017 en livre de poche), Depardieu dit revendiquer « complètement ma connerie et mes dérapages. Parce qu’il y a quelque chose de vrai. Et si on ne dérape jamais, c’est souvent qu’on est un peu con. Je ne maîtrise rien, je ne fais que suivre, et parfois supporter mon amour de la vie et des autres. Un amour qui; comme disait François Truffaut, est à la fois une joie et une souffrance. Je ne cherche pas à être un saint (…), être un saint c’est dur. La vie d’un saint est chiante. Je préfère être ce que je suis. Continuer à être ce que je suis. Un innocent ».
Persona non grata, il est pourtant désormais le coupable idéal à pousser jusqu’au bucher, la bête immonde à traquer et à achever sous la coupe réglée des donneurs de leçons et de morales.
Le Figaro du 29 novembre 2015 se contentait quant à lui de passer en revue les thématiques du livre cité. Son article « Les Confessions d’un acteur du siècle » livrait les lignes au sein desquelles celui-ci expliquait la conversion à L’İslam, une révélation apparue toute naturelle à la suite du visionnage d’un récital d’Oum Kalthoum. La sensibilité, le ressenti et les sourates du Coran que délivrait l’étoile du Caire l’auront « transporté vers cette spiritualité ».
L’entendement intellectuel des Lumières ne l’inspirant aucunement, il le rejettera en tant que vérité toute bonne, le jugera trop suprématiste et conclura que « c’est peut-être aussi parce qu’on est dans l’héritage de cette soif inépuisable de connaissance que je me sens de moins en moins français. Cette passion pour l’esprit me fait chier ». Préférant l’âme russe, le néo-croyant se tournera vers Poutine (le dictateur l’intronisera citoyen honorifique) et égratignera au passage les Américains qui « après deux cents ans continuent de tuer et ne sont pas prêts d’abandonner leurs armes », n’épargnera pas davantage l’impérialiste de la France en Algérie où « on s’est comporté comme des ordures », situera par conséquent « les Guy Mollet et autres René Coty dans le même sac que Staline ou Hitler ».
Les répliques aux tonalités contestataires se déliteront lorsque le comédien négociera sa notoriété artistique auprès du golden boy Abdelmoumen Rafik Khalifa, sulfureux arriviste via lequel il percevra « le sauveur de l’Algérie moderne ». Après la négation liminaire (lisible dans Le Parisien du 26 septembre 2002) des gracieuses rémunérations offertes par l’un des protégés des généraux algériens, l’homme d’affaires Depardieu reconnaîtra le 12 janvier 2005 (lors d’un interrogatoire enregistré à la brigade financière) l’enveloppe de 130.000 euros déposée en janvier 2002 sur la tablette de l’avion privé l’amenant à Alger pour assister, en compagnie de Catherine Deneuve, au match de football prévu entre l’équipe d’Algérie et celle de l’Olympique de Marseille.
Prétendant lors de cette audition de trois heures n’avoir rien réclamé en échange du service rendu « pour l’Algérie, M. Bouteflika, et même pour Ali Benflis » (le Premier ministre algérien), la star française empochera la somme (selon elle, une seule et unique fois), cela au titre de simple dédommagement (la chroniqueuse Agathe Godard parlera d’un montant équivalent à 600.000 francs).
Convoquée par les mêmes inspecteurs, Catherine Deneuve reconnue divers cachets (notamment celui de 45.000 euros) attribués pour ces déplacements ainsi que pour le gala d’Alger où elle figurait à la table d’Abdelaziz Bouteflika. Bien que la faute ne connaîtra pas de suite pénale, la réputation de l’icône sera par contre entachée de réprobations, d’une dépréciation lui faisant rétorquer que « ce qui chez moi paraît un crime de lèse-majesté, demeure pour Gérard Depardieu une connerie de plus ! ».
Faut-il conclure d’une certaine indulgence à son égard ? Pas vraiment, puisque Noël Mamère, le député-maire de Bègles, dressera un portrait peu flatteur du récurrent convié aux déjeuners de la présidence algérienne, hôte auquel il reprocha l’utilisation répétée du jet du déchu milliardaire, une présence assidue à ses réceptions, particulièrement à la fête inaugurale de Khalifa TV agencée à Cannes le 03 septembre 2002. Redevable de l’impôt sur la fortune (İSF), l’ex-bankable du 7ème art possède plusieurs biens immobiliers (restaurants parisiens, château et domaines viticoles) et un paquet d’actions au sein de diverses sociétés.
Appréciant les bons plats et croquant la vie à pleines dents, ce fin gourmet se convertira en viticulteur du Val-de-Loire, apportera à l’occasion une touche gastronomique à son pantagruélique éventail, cuvera par conséquent en retour de nombreux excès (alcoolisme, accidents de moto ou pontages coronariens).
En courant différents lièvres à la fois ou en cherchant à monnayer les tarifs de prestations d’images de marque, le boulimique a fini par se perdre dans les méandres de l’instabilité chronique, par s’enliser au fond de la médiocrité.
Sous le feu de projecteurs grossissants ses bides et échecs professionnels, Depardieu n’arrive plus à éblouir des cinéphiles réticents, à convaincre une critique n’hésitant pas à décrédibiliser des choix ubuesques ou affligeants, à écorner l’image de ce géant qui fut « aux yeux de tous (…) l’acteur le plus important et le plus représentatif du cinéma français ».
Publié le 01 janvier 1982 chez Hatier/Bibliothèque du cinéma, le livre Depardieu : L’autodidacte inspiré spécifiait (également en quatrième de couverture) que le dénommé « a su par son talent et sa sensibilité faire évoluer son personnage dans toutes les directions et toujours avec le même bonheur. Dans sa volonté d’atteindre tous les publics (…), dans son désir d’un spectacle total où les différences traditionnelles s’estomperaient, Gérard Depardieu impose (…) une nouvelle conception de l’acteur, à la fois plus exigeante et plus généreuse. Comme le dit François Truffaut : Gérard Depardieu n’est pas un intellectuel au sens traditionnel, mais quand il parle d’un personnage, d’une situation, d’un film, sa précision est éblouissante. Ainsi pour Gérard Depardieu la comédie c’est la poésie. C’est cela qui en fait le plus grand de sa génération. »
Que reste-t-il du génie démesuré et insolite de celui qui s’empilera de bouffes au lieu de capitaliser les lauriers de l’indéniable et évidente aptitude révélée en 1974 avec Les Valseuses, œuvre déjantée que la présente « corporation de saintes nitouches » auraient peut-être de facto censurée ? Un demi-siècle après, les codes ont changé et la pellicule n’imprime plus l’immoralité et le libertinage que croit encore pouvoir véhiculer Gérard Depardieu.
Son dommageable comportement nous renvoie aux questionnements de Niki de Saint Phalle, quand celle-ci se demandait au sujet de son violeur de père : « En avait-il marre d’être un citoyen respectable ? Voulait-il passer du côté des assassins ? » (Niki de Saint Phalle, in Mon Secret, éditions « La Différence », 19 janvier 1994).
De quel côté de l’écran se place donc Gégé ?, saisit-il maintenant l’état de sidération dans lequel il a plongé ses probables ou éventuelles agressées ? Sait-il qu’en janvier 1994, soit dans un déclenchement mnésique identique à celui de Barbara, Niki de Saint Phalle revenait sur l’acte sordide de l’été 1941 pour divulguer à sa progéniture Laura que son père « glissa une main dans ma culotte, comme ces hommes infâmes dans les cinémas qui guettent les petites filles. (…) » ? (İbidem).
La gamine désarmée voyant en lui un « objet de haine », le nouveau récit Mon secret chroniquait (après l’autobiographie liminaire Traces qui cataloguait les pièces à conviction de son cri de désespoir) un VİOL synonyme de MORT. Devenant, dans l’art contemporain de la plasticienne, le pôle de son désir de vengeance, le corps répercutera les déflagrations du non-dit fondamental. Partie opérante de celles-ci, Les Tirs de 1961 témoignaient des gestations traumatiques, des secousses et fractures intimes inhérentes à la souillure solitaire, à cet insupportable dérapage cause de désintégrations mentales, désapprobations et colères.
Persuadée d’agir « au nom de toutes les victimes, de toutes les femmes, pour que chacun(e) sache ce que provoque le crime du viol », Niki postulait que « Tous les hommes sont des violeurs, ou presque. » (Niki de Saint Phalle, in Mon Secret, cité en référence) et tentera, à l’aide d’un fusil armé de balles perforant des poches colorées, de les ensanglanter, de les tuer, de flinguer concomitamment « mon frère, la société, l’Église, le couvent, l’école, ma famille, ma mère, Papa, moi-même ». (Niki de Saint Phalle, in La révolte à l’œuvre, collection monographie, biographie documentée à partir des archives familiales, éditions Hazan, Catherine Francblin, 16 oct. 2013).
Nulle doute que l’ancienne complice du sculpteur Jean Tinguely aurait rejoint le combat des associations féministes qui surfent instamment sur la vague #MeToo avec l’optique de mettre dans leur viseur ou collimateur le corpulent Depardieu, de se farcir ou faire saigner ce « porc capable de pisser dans le couloir central d’un avion de ligne ».
Face à leurs militantes, s’est dressée, vent debout, une brochette de 56 bons samaritains (plusieurs réalisateurs, producteurs, acteurs, chanteurs et écrivains, un académicien, un architecte, un artiste-peintre, un musicien, un styliste, un critique de cinéma et un auteur dramatique) venus secourir l’animal blessé (ou harponné) en signant la tribune parue le lundi 25 décembre 2023 au soir au sein du site du quotidien Le Figaro.
Titré « N’effacez pas Depardieu », l’appel à soutien (à l’origine duquel se trouve un ami de sa fille Julie) réclame de stopper les visuels corrupteurs ou le torrent de haines entraînant les sentences martiales, pavloviennes ou maccarthystes de la vox populi, déviant le processus judiciaire en cours d’études et blacklistant le balourd maladroit de la old school (vieille école), souffre-douleur marginal qu’il faudrait épargner en raison de la sacro-sainte création artistique, d’un sublime itinéraire cinématographique à sauvegarder et proroger. À cet ultime stade, la plaidoirie laisse à penser que le visé Gérard Depardieu sortira indemne des mailles du filet législatif, gage de son sauvetage et réveil artistiques.
Faute d’appréhender la révolution sociétale en phase d’accomplissement ou de s’accorder la patience d’une sérieuse introspection, il risque de se faire prochainement ou ultérieurement rattraper par la patrouille et de perdre ainsi à jamais le bénéfice de certaines circonstances atténuantes.
Saâdi-Leray Farid, sociologue de l’art et de la culture