23 novembre 2024
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Karim Chikh, chercheur en patrimoine amazigh : « Nnayer c’est le mythe fondateur de l’amazighité » 

Karim Chikh
Karim Chikh

Né en 1960 à Fenaia-Il Maten, en Basse-Kabylie (Béjaia), Karim Chikh, connu notamment pour son travail journalistique à la radio Soummam et pour son militantisme en faveur de la cause amazighe dans les années 1980.

Kamel Chikh est l’auteur d’un dictionnaire kabyle, d’un récit historique sur la prison de Bourbaatache et de deux essais, l’un sur la fête du printemps « Adreyis », et l’autre sur le vocabulaire des bergers de Kabylie. Dans cet entretien, il nous livre son opinion sur Yennayer et l’avenir de tamazight en Algérie.

Le Matin d’Algérie : D’abord, pourriez-vous nous dire en quoi Yennayer est-il important pour la préservation de l’identité berbère ?

Karim Chikh : Tout d’abord, je dois préciser que « Nnayer » (et non Yennayer comme vous venez de le prononcer) est un rite et non pas un mois, soit dit en passant, une intervalle de 21 jours qui se situe entre deux mois (Jambber et Udes) dans l’ancien calendrier berbère, c’est-à-dire celui datant d’avant la conquête des Romains de l’Afrique du Nord au milieu du IIe siècle av. J-C.
Un peu plus tard, l’empereur Jules César avait, je le rappelle bien ici, falsifié la calendrier berbère ancien composé de 13 mois, chacun ayant seulement 28 jours (Furar, Mayres, Yevrir, Mazer, Maruz, Mayer, Ansli, Anzraz, Tuver, Tulest, Tudest, Jambber, Udes). Ce rite agraire s’étend du 14 du mois de « Jambber » qui correspond au 19 décembre du calendrier grégorien jusqu’au 14 du mois de « Udes », lequel correspond au 14 du mois de janvier du calendrier grégorien.
En ce sens, « Nnayer » comme rite parmi les neufs rites les plus célèbres de la terre de Tamazgha, à savoir : Adreyis, Askel, Azenzi, Talgga, Einsla, La-m-ugelid, Ayl-ugelid, Iwejiven, ne porte pour symbolique et finalité que la célébration de la fertilité des terres. Cela est d’autant plus significatif en termes historiques que la culture amazighe reste très attachée à tout ce qui est en rapport avec la mère-terre. Nos anciens avaient donné une grande valeur à la terre. C’est pourquoi, à chaque période de labeur, ils mettent un rite qu’ils célèbrent, en vue d’une meilleure récolte. Le calendrier amazigh étant tout naturellement agraire et toute l’importance de « Nnayer » comme rite est là.
Si celui-ci reste jusqu’à nos jours présent dans la mémoire collective, contrairement aux autres rites en voie de disparition, vu le changement des conditions climatiques, la modernisation des outils de production agricole et le développement technologique, c’est parce qu’il est en quelque sorte, pour emprunter la terminologie anthropologique « un rite initiatique ». En termes terre-à-terre, c’est comme une « piqûre de rappel » de la datation berbère ancienne.

L. M.A : Si on avait bien compris, l’année amazighe est à la base composée de 364 jours par addition des 13 mois de 28 jours ?

K.C : Jusqu’à présent, dans nos montagnes aux Aurès comme en Kabylie, les paysans comptent dans leur « Wucfan » (mémoire de la datation basée sur la tradition orale) 13 mois car, dans leur esprit, tout est lié à la nature.
Mais comme le travail de la terre avait reculé, le mois de « Udes » dans le calendrier berbère ancien avait presque disparu, n’ayant laissé place qu’au rite de « Nnayer », lequel s’est transformé dans l’imaginaire social en un mois (symboliquement bien entendu). Ce rite « Nnayer » qui s’étend, comme je viens de l’expliquer, sur 21 jours, avait tout simplement pris la place du mois de « Udes ». Théoriquement, le rite « Nnayer » finit le 8 janvier du calendrier grégorien, c’est-à-dire le 7 de Udes (la fin des 21 jours), mais transformé en mois, il s’étend jusqu’au 14 janvier, c’est-à-dire le 14 de Udes (fin des 28 jours du mois), d’où sa célébration, le 14 janvier de chaque année.

M.A : Dans votre livre, paru en auto-édition en décembre 2022, vous vous êtes basés sur la tradition populaire pour établir votre calendrier, pouvez-vous nous expliquer ce choix ?

K.C : J’ai fait mes travaux de recherche sur le terrain, dans les villages les plus reculés. Généralement dans les régions berbérophones (en Kabylie notamment). Mes recherches m’ont mené à Jijel, Sétif, Bordj Bou Arreridj, Tizi Ouzou, Tubiret, Bgayth, Boumerdès. J’étais allé voir les bergers dans les montagnes, les vieux, ces gardiens de la mémoire, les paysans, etc. Si vous voulez, j’ai tenté de jouer le rôle de « pèlerin de mémoire », en interrogeant le passé et le présent au travers de l’identité vivante de la collectivité : les vieux en particulier.
J’ai sillonné de long en large la Kabylie, à la recherche des traces de nos traditions millénaires. J’étais au contact quotidien avec la nature dans la mesure où je suis convaincu et je le suis toujours d’ailleurs que nos bergers et nos paysans savent mieux que ce que l’on répète à l’envi dans les manuels et les écrits légués par l’ethnologie coloniale. Et puis, la méthode mammérienne, je veux dire celle de Mouloud Mammeri, de la recherche pratique me plaît beaucoup. J’étais à vrai dire fasciné par les découvertes linguistiques, anthropologiques et culturelles de Mammeri à Timimoun et à Gourara, dans le grand Sud.
Grâce à son approche populaire « tout-terrain » de la culture, on avait pu savoir beaucoup de choses que l’on ne saurait plus connaître si l’on était cloîtré à l’intérieur de son bureau! L’empirisme, c’est mon dada. C’est une méthode qui apporte des fruits. Je n’aime pas trop les théories et les généralisations passives. Dans mon « Unggal s Tutlayt Taqvaylit », il est surtout question de ressusciter notre patrimoine amazigh en état d’hibernation continue. J’espère de tout cœur qu’on (je parle de ma génération bien sûr) va laisser quelque chose de solide à la postérité.
Nous avons trop négligé notre tamazight et le maillon générationnel devrait être ressoudé au plus vite, pour que l’on puisse « guérir nos racines » et assurer la relève, comme l’avait bien écrit un jour un fameux chroniqueur algérois. C’est un travail de longue haleine qui nécessite courage, sacrifice et patience, mais osons le faire, avec sens du devoir vis-à-vis de notre identité…

M.A : Quelle est la principale nouveauté de votre recherche, par rapport aux travaux de l’Académie berbère et ceux, par exemple de Nico Van Den Boogert ?

K.C : Je pense qu’écouter de l’intérieur les tréfonds de « tamurth n’Tmazgha » (le pays de Tamazgha) est très bénéfique pour notre culture. Nous avons perdu, me semble-t-il, beaucoup de choses à écouter ce que disent les autres sur et à propos de nous-mêmes, au lieu de nous écouter. La culture orale qui devrait être perçue comme une grande richesse pour notre patrimoine, nous a, disons-le franchement, égarés.
Autrement dit, il n’y a eu plus de travail d’accompagnement pour notre culture. Pour revenir à votre question, je dirais que je n’ai apporté que ce que notre culture recelait déjà : des trésors de rites, de coutumes et de sagesses.
A ma connaissance, on ne trouve plus dans aucune autre culture au monde, une année où il y a sept saisons : Rvie (47 jours), Tafsut (46 jours), Anvedu (31 jours), Ssif (50 jours), Lexrif (70 jours),  Ccetwa (56 jours), Tigrest (70 jours). Et on sait que chaque saison de l’an berbère a sa spécificité, avec quatre grands cycles saisonniers « Talit », à savoir « Talit Wehjav » (période d’hibernation qui correspond à l’intervalle entre décembre et février), « Talit n’lfuruh », entre mi-février jusqu’à avril, (la période des joies, des carnavals tels que Adreyis et Bouâafif, et des rites célébrant la fertilité de la terre tels que Nnayer et Azenzi, etc.).
Puis, « Talit n’Ughellet », c’est-à-dire, la période de la production (ce mot vient de « el ghella », comprendre par là la récolte) qui s’étale de mai jusqu’à septembre, et enfin, « Talit Wuzzeraa qui dure du mois d’octobre jusqu’à la fin de décembre, période de la moisson et des cueillettes. Cela dit, la culture berbère est aussi riche que variée et cela ne sert pratiquement à rien d’en faire l’éloge.
La réalité parle d’elle-même : Tamazight est non seulement un patrimoine linguistique, mais une énorme assiette culturelle et civilisationnelle. Ce qui me peine quand je vois le puérilisme et l’infantilisme folklorique de certains, c’est l’auto-dénigrement et cette fâcheuse tendance à l’infériorisation culturelle…

M.A : On sait que le calendrier amazigh est à la base agraire, c’est-à-dire qu’il a été établi en fonction de certains rites cosmogoniques relatifs au climat, aux saisons et aux labeurs de la terre, et c’était probablement en raison de cette spécificité que le 12 janvier du calendrier grégorien est fixé comme jour de « Nnayer ». Quelle est votre lecture, quand on sait qu’il est célébré, aux Aurès et au Maroc par exemple, le 13 ou le 14 janvier ?

K.C: A l’instar de toutes les civilisations millénaires, la culture berbère a ses mythes fondateurs. Rien qu’à parler de « Tislit w’nzar » (la déesse de la pluie), on se rend compte de la place primordiale de la terre dans la vie des Imazighen. Les rites cosmogoniques en rapport avec Gaïa (la terre ou l’univers dans la culture grecque) forment partie du folklore des Imazighen : c’est leur mode de vie, en lien actif avec la nature et l’environnement.
Mais, au-delà du rite, Nnayer c’est le mythe fondateur de l’identité berbère. Et c’est exactement en cela qu’il a collé à la mémoire berbère plus que le mois « Udes » dans lequel il se situe !
Je vous ai expliqué déjà qu’ayant dépassé le rite qu’il incarne, Nnayer est devenu un mois, par extension de son intervalle de 7 jours, c’est-à-dire du 7 du mois de Udes jusqu’à 14 du même mois (soit le 14 janvier du calendrier grégorien), d’où sa célébration le 14 janvier de chaque an aux Aurès. Je pense que c’est la date la plus juste. Quoiqu’on en pense, Nnayer reste un marqueur civilisationnel de grande valeur. Célébrons-le avec toute la dynamique citoyenne, festive et culturelle qu’il requiert.

M.A : Dans votre émission « Uddem n’tadarth » (topographie du village NDLR), du temps où vous étiez à la radio Soummam, vous insistiez surtout sur l’importance des coutumes, des rites et des us dans la reconstruction du récit culturel de la Kabylie. 

K.C : Il est vraiment inquiétant de constater la disparition progressive de certaines de nos rites et coutumes ou leur folklorisation. Choses qui rendent quelques célébrations de nos coutumes sans lien avec notre mémoire et notre identité. Ou qui, parfois, leur nuisent.
Dans mon émission « Uddem n’tadarth » à la radio Soummam, il est surtout question de tisser les liens avec une mémoire collective presque en état de léthargie, de reconstruire ou plutôt de recoller les lambeaux éparpillés de notre identité, d’interroger notre histoire, de lui parler sans cesse, d’allumer la mèche du débat. Mes tentatives dans cette perspective ne sont pas, du reste, nouvelles. A titre d’exemple, au printemps 2004, j’ai pris contact avec une association d’Ighil Outwaf (région de Timezrit dans le versant sud de la Soummam) pour une initiative inédite : la célébration collective d’Adreyis sur la place public du village.
J’avais jugé utile que tous les enfants doivent assister aux rituels traditionnels, qu’ils comprennent en quoi le partage, au sein de la famille, du village et de la communauté, aide mieux à construire une société saine, qu’ils assimilent bien le fait que l’universalité de Tamazight tient en principe dans ses rites. Cela participe, de surcroît, à la vulgarisation, de façon pédagogique et généreuse, de notre culture millénaire à large échelle. Et c’était dans ce sens que j’avais édité mon livre « Adreyis » en 2008.
La culture est, de mon point de vue, un élément fédérateur des énergies individuelles, de sorte à ce qu’elles soient collectives et fidèles à un projet commun. Bref, tamazight est un trésor qu’il suffit de dépoussiérer pour qu’il brille mieux…Tâchons à ne pas perdre nos racines, nos traditions, la noblesse de nos principes, le sens de la fraternité véhiculé par exemple par Tadjemâat (le Conseil traditionnel du village), le premier foyer démocratique, avant l’Agora des Grecs du siècle de Périclès… Nous avons une histoire riche et nous devons en être fiers…

M.A : Aujourd’hui, le monde d’édition devient presque inaccessible aux jeunes auteurs, vu les contraintes commerciales, liées notamment au prix exorbitant du papier sur le marché, quel est votre appel ?

K.C : Ah…(rires). Là vous me grattez au bon endroit! Voici la grande source des problèmes! Actuellement, pour éditer un livre en Algérie, ça coûte vraiment les yeux de la tête, que ce soit en auto-édition, ou par le relais de l’édition classique. Quant au Net, il donne à mon avis peu de valeur au travail accompli : manque de suivi éditorial, de correction et d’épreuves, etc. S’ajoute le fait que le livre n’a pas vraiment de place dans notre société. Or, tamazight a besoin d’un véritable coup de pouce pour qu’elle avance. C’est une question de survie.
Le livre en tamazight devrait être subventionné. Ce créneau est à investir dans toutes les productions littéraires ou scientifiques soient-elles. Nous avons des jeunes talents, des universitaires, des compétences, et il suffit d’un peu de volonté pour que notre langue se hisse au somment. Tout est affaire d’audace, de sacrifice, de bonnes décisions et surtout d’investissement… J’appelle de toutes mes forces les autorités à ce qu’elles mettent la main à la pâte pour sauver ce qui peut encore l’être, avant qu’il soit tard…

M.A : Votre dernier mot. 

K.C : Disons que je suis pessimiste dans le présent, mais très optimiste dans l’avenir. Tamazight a de l’avenir, non seulement en Algérie, mais aussi dans toute l’Afrique du Nord. Aujourd’hui, durant cette fête de Nnayer, nous célébrons, en quelque sorte, le rite de la fertilité… tout un symbole pour que tamazight fleurisse, s’épanouisse, et surtout grandisse à l’image des graines de grenadier que les paysans des montagnes, aux Aurès comme en Kabylie, semaient, aux temps des labeurs, pour espérer la belle récolte… A méditer…
Propos recueillis par Kamal Guerroua

2 Commentaires

  1. « … J’espère de tout cœur qu’on (je parle de ma génération bien sûr) va laisser quelque chose de solide à la postérité. … »
    Il y a enrealite’ besoin d’une graine pour reconstituer toute un champs, puis une espece de semence et recolte, de produits jusqu’a une culture de travail et de cuisine, et…. de vie !
    A mon sens, il n’y a besoin que de 2 points pour joindre 2 bouts et passer une eternite’ a etudier et re-etudier l’infinite’ de points qui constituent toutes les courbes. Les sujets sont deja la, il nous revient de securiser/etablir l’espace necessaire pour mener ces etudes… Notre challenge est la – faire barrage a l’empechement auquels ils feront face. Comme vous le dites si bien, c’est devenu existentialiste.

  2. L’explication de notre ami, basée purement sur le calendrier agricole, ne convainc tout simplement pas quant à l’importance de Yennayer par rapport aux autres dates et célébrations. En effet si Yennayer était une date agricole et que, comme il l’explique avec justesse, ce calendrier perd en importance en raison du déclin de la paysannerie, on comprend mal comment Yennayer seul puisse échapper à ce déclin. Yennayer tout seul ne fait pas un calendrier et un calendrier est un tout solidaire.
    Je sais que les prononciations peuvent varier d’une région à une autre, mais Yennayer a globalement gardé cette prononciation même au delà de la Kabylie.
    Pour revenir au calendrier, j’ai toujours entendu mes vieux (mais pas uniquement) qui n’ont jamais été à l’école nommer les périodes qui composent le cycle agricole par rapport au calendrier solaire, julien. On dit que smayem, laazla, aheyyan, iquranen (dans le désordre) commence tel jour et finit tel jour de furar, de meghres, de ivrir, de mayyu par exemple.
    Pour revenir à Yennayer, son importance, justement, repose dans le fait qu’il ouvre la nouvelle année, d’où les autres appellations nom du premier jour de Yennayer : ixef n useggas (premier jour de l’an) ou, plus parlant, tawwurt n useggas (porte de l’année, il en existe quatre, une par saison). Et cette référence à la porte ne peut démentir la référence au dieu Janus / Ianus (prononcer Yanus qui tient son nom de Ianua (Janua), prononcer Yanua et qui veut dire simplement porte. Et Ianiarius / Yanuwaryus, c’est tout simplement le moi du dieu Yanus.
    Toutes ces déviations voulues ou inconscientes ou simplement militantes mais très maladroites et contre-productive car elles nous éloignent de notre être profond de notre religion domestique, enfin, des bribes qui en restent, mais qui sont attestées et solides par leur ancrage méditerranéen; elles nous éloignent de ceux qui nous ressemblent culturellement et spirituellement.
    Dans notre quête d’un passé fantasmé mais loin d’être documenté ni méthodique, et qui plus est, fait les affaires de l’ogre islam qui nous étouffe, cette quête nous éloigne justement de ce qui nous a préservé du dévoiement par l’islam : notre méditerranéité.
    Si tamazight devient ainsi le cheval de Troie de l’islamisme et de l’arabisation, autant être (par la façon d’être) espagnol ou italien a défaut d’être pleinement kabyle.

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