Dans l’arch des At Yenni, c’était l’une des attractions incontournables en hiver, au lendemain de la guerre. Le moulin de Dda Chabane, un homme au grand cœur mais en même temps un bourreau de travail, était la première huilerie électrique du bourg.
Situé sur la route principale entre At Lahsen et At Larbaa, il profitait aux récoltants des deux villages ; surtout ceux d’At Larbaa qui n’avaient pas d’autre choix car, si du côté des At Lahsen, il y avait moult huileries traditionnelles en service (Dda Lounis, Dda Bezzi, At Ivrahim, Lhadj Belkacem, At Uzwaw,…), du côté des At Larbaa, il n’y en avait quasiment pas.
En effet, celle des At M’hidine, qui se situe au cœur des oliveraies de ce village (Imrirsen), était restée à l’abandon, à cette époque-là, pour ne rouvrir qu’au début des années 1970 en même temps qu’étaient inaugurées, flambant neuves, celles de Dda Mamou At Ali et Dda Makhlouf At Larbi.
La route principale n’était pas encore goudronnée et les voitures étaient rares. Mon grand-père, puisque c’est de lui qu’il s’agit, délimitait avec des tôles des emplacements de deux mètres sur deux depuis l’ex-bijouterie Djallal jusqu’à l’épicerie de Dda Hermache. Il occupait aussi les parcelles de terrains jouxtant notre l’huilerie (celle des At Ldjoudi et celle des At Zemrak). En tout, il pouvait y avoir jusqu’à une centaine d’amas d’olives (Inchel, pl. Inechlen) attendant leur tour pour la trituration.
A l’heure de sortie d’école, Dda Caban faisait le guet afin que les enfants que nous étions ne s’attardent pas pour picorer dans ces tas des olives asséchées, beaucoup plus pour qu’ils ne déstabilisent pas les fragiles structures en tôles que pour les quelques fruits dérobés.
Que je m’en souvienne, c’était la première et seule « unité industrielle » de la commune d’At Yenni à la fin de la guerre. Dotée d’une centrifugeuse de dernier cri, achetée à la foire d’Alger alors qu’elle n’était là qu’en exposition, elle allait révolutionner notre mode traditionnel de séparation par décantation de l’huile et des margines (amurej).
Les récoltants étaient subjugués de voir leur huile couleur or, débarrassée de toute impureté, couler à flots directement dans un fût, prête à la consommation. De l’autre côté, ces margines courraient à ciel ouvert le long de la route et embaumaient tout le quartier. Il est vrai que la question écologique n’était pas encore d’actualité.
Au vu de la demande, mon grand-père avait même institué le travail en brigades (une de jour et une de nuit). Pour ainsi dire, il donnait du travail à une dizaine de villageois (cinq par brigade) mais, comme on dit, il leur « faisait suer leur burnous’’ tant il était exigeant.
Mes frères et sœurs doivent en garder un souvenir impérissable car le moulin était bizarrement installé au dernier étage de la maison familiale, au niveau de la route et l’étage d’habitation, en contre-bas de celle-ci. Nous habitions donc sous le moulin et notre sommeil était rythmé par le roulement fracassant des deux grosses meules en granit de plus de 300kg l’une (Aɣaref, pl. Iɣuraf). Elles étaient notre réveil, très tôt le matin, et notre berceuse, très tard le soir.
En ces temps-là, tous les villageois, hommes, femmes et enfants s’adonnaient complètement à la cueillette des olives de novembre à mars. Ceux qui avaient une oliveraie s’en occupaient proprement et les autres prenaient en charge, tout aussi proprement, quelques oliviers chez les propriétaires les mieux dotés en échange du partage de la récolte et de l’entretien de la parcelle. Le moulinier quant à lui se payait en prélevant un dixième de la production (tis aɛcra) et en gardant les grignons pour une seconde presse.
Les enfants du pays, qu’ils fussent permanents sur place ou exilés (à la ville ou à l’étranger), ne pouvaient manquer de goûter, ne serait-ce que durant quelques jours, à l’ambiance de ce rendez-vous hivernal ; à croire que toute l’année n’avait de sens que parce qu’elle faisait vivre ces instants de bonheur intense. Un engouement sans pareil s’emparait alors de tout un chacun.
Les souvenirs d’enfance liés à cette période sont définitivement ancrés dans la mémoire de ceux qui les ont vécus. Pêle-mêle, je vous en livre quelques-uns : l’odeur et la chaleur des cheminées de ces moulins autour desquelles, enfants, nous nous réchauffions les mains gelées par ces froides journées hivernales ; les parties de pose des pièges (tiqeftin et tiqelayn) dans l’espoir d’attraper quelques grives (amergu), merles (azukerttif) ou étourneaux (azerzur) ; la fouille à la pioche, dans une terre fumante, de petits vers de terre marron ou taupins (taqurin) et des larves (isxersen), qui servaient d’appâts ; le cheminement des villageois, de bonne heure, vers les champs dans un brouhaha continu derrière l’âne et les chèvres, voire les moutons. Et, bien sûr, la récompense suprême, le summum de ces journées champêtres, était incontestablement le couscous réchauffé par la grand-mère dans une poêle posée, dans un équilibre incertain, sur trois grosses pierres encerclant un feu de broussailles crépitant… un régal sans pareil et personne ne pouvait nier une telle évidence, surtout quand il était arrosé de l’huile d’olive de la nouvelle récolte et accompagné de quelques têtes d’ail sauvage cueillies sur place (bibras ou tarnast).
Il y avait aussi l’ambiance particulière du jour de trituration des olives pour l’un ou l’autre des récoltants. Celui-ci se chargeait alors de prévoir, de bon matin, café, thé et beignets à profusion à destination des ouvriers du moulin et de toutes les personnes qui passaient par-là.
Bien entendu, les gens de mon âge gardent aussi en mémoire ces journées de solidarité entre villageois où tous se donnaient rendez-vous chez l’un d’entre eux, et à tour de rôle (tiwizi), qui pour ramasser les fruits (surtout les femmes) et qui pour les gauler (surtout les hommes), à charge de l’hôte de préparer un festin pour nourrir toute cette main d’œuvre providentielle.
Alors que le jour déclinait et que le soleil entamait sa lente descente derrière l’horizon, la tâche terminée, nous remontions au village en procession, dans un joyeux fourmillement, parfois accompagnés de chants des femmes vantant les mérites de ceux qui ont mené à bien leur besogne tout en félicitant l’hôte qui a assumé son rôle.
La chanson d’Idir (Tiwizi), une pure merveille, résume cette ambiance à la perfection et réveille en moi, à chaque fois que je l’écoute, tout ce flot d’agréables souvenirs.
Naturellement, ces temps sont bien loin et probablement définitivement révolus mais leur souvenir reste vivace avec, en toile de fond, une enfance heureuse malgré des conditions de vie matérielles difficiles pour la plupart, voire précaires pour certains. Mais là n’est pas le sujet. La vie était aussi simple que belle et c’est sans doute pour cela que l’attachement de ma génération à nos villages reste toujours intact.
Mouloud Cherfi
Ces souvenirs, les quelques écrits relatifs à ce mode de vie, à cette civilisation des cités villages sont d’autant plus précieux que pour certains aspects dont le moulin en question sont les témoins vivants d’une époque qui remonte à l’antiquité. Il n’est pas rare de trouver dans les sites romains des vestiges d’outillages qu’on confondrait facilement avec ceux que nos parents et nos grands parents utilisaient encore il y a 30, 40 ans. Cela sans parler des mythes, contes, pratiques religieuses, des mots des lexiques végétal, animal et même du corps humain et des éléments domestiques, des fables que l’on retrouve à l’identique dans la littérature classique et la langue latine.
Très belle histoire d’enfance racontée à merveille par un sempiternel amoureux de l’olivier aussi bien en souvenir du temps passé, de son père en bonne santé, et surtout ce que cet arbre lui inspire…
Un grand merci Monsieur MC pour cette narration et tout le reste…
Longue vie.
Mouloud puise sa force physique et mentale de ce majestueux arbre qu’est l’olivier. Il est taillé de l’une de ses branches. Pas besoin de vous dire de quel bois il se chauffe.
Tminigh awen tazmart n’tzemurt.