Lundi 28 décembre 2020
Abane Ramdane, le héros trahi par les siens
En ces temps de doute et d’incertitude, rappeler la mémoire de Abane Ramdane est plus qu’un gage de bonne foi dans le changement.
Personnage brave, brillant, haut en couleurs, mais au destin tragique! Ainsi peut-on résumer sous une forme lapidaire le parcours de ce lion du Djurdjura, « mort officiellement au champ d’honneur », mais en réalité « liquidé », le 27 décembre 1957, par ses frères d’armes à Tétouan, au Maroc. En effet, le 29 mai 1960, El Moudjahid, organe officiel de la révolution, annonce en quelques lignes la mort au combat d’Abane Ramdane. Or, l’information, la vraie, c’est l’historien français Yves Courrière qui l’a dévoilé quelques années plus tard, au bout d’une longue enquête historique, parce que tenue « top secret » par les dirigeants de la révolution, lesquels s’étaient employé, comme les officiels de l’après-indépendance d’ailleurs, à garder le flou sur cet épisode particulièrement tragique et mal éclairci de notre histoire.
De l’avis de beaucoup d’historiens dont Mohamed Harbi et Benjamin Stora, Abane a été l’homme qui a le plus marqué de son empreinte la révolution algérienne. Avec son baccalauréat mathématiques obtenu en 1942, il fait, en effet, figure d’intellectuel. Et pourtant, ce diplôme auquel peu d’Algériens avaient accès à l’époque ne l’a conduit qu’à un poste de secrétaire adjoint de la mairie mixte de Châteaudun du Rhummel (actuelle Chelghoum Laïd à Mila), après un service militaire accompli durant la Seconde Guerre mondiale comme sergent. En revanche, il est vite devenu l’un des chefs clandestins du mouvement nationaliste. Responsable de l’Organisation spéciale (OS) à Sétif, il est arrêté en 1950 et condamné à cinq de prison. A “La centrale d’Ensisheim » (le Haut-Rhin), qui est réservée exclusivement aux forçats récidivistes ayant été condamnés à de très fortes peines, il en profite pour compléter sa culture, mais dans l’une des lettres qu’il a envoyées à son avocat, en 1953, il la décrit de la manière suivante : « Maison-Carrée et Lambèze sont des paradis comparées à ici » (1). Ce qui donnait l’avant-goût de la terreur qui y régnait.
Le moral du combattant n’ayant jamais été atteint, car ce dernier a repris du poil de la bête dès sa sortie de prison. Mais comment Abane a-t-il acquis la place si particulière, qui était la sienne, au sein du FLN? Sans trop pousser le raisonnement, le secret se trouve dans la forte personnalité et la quête d’authenticité propres au fils de Azouza. La Révolution, selon lui, ne devrait s’inféoder ni à Moscou ni au Caire, ni à Washington, ni à Londres, de même que le mode de vie algérien ne devait être confondu ni avec celui de l’Orient ni avec celui de l’Occident, mais rester celui du terroir, de l’Algérie, de la terre des ancêtres.
Authentique, cohérent avec lui-même, fidèle à l’esprit algérien, Abane traçait alors sa voie vers la conquête d’une vraie indépendance. S’il ne fait pas partie des neuf historiques ayant déclenché la guerre du 1er novembre 1954, il n’en était pas moins l’architecte du Congrès de la Soummam en août 1956. Un congrès fondateur et baliseur, considéré comme le deuxième acte de la révolution. Cela est d’autant plus vrai qu’Abane y obtient l’entrée dans l’instance dirigeante du Front de « politiques » ralliés à la grande cause de l’indépendance. Il n’est pas inutile de rappeler à ce propos que, l’adhésion de Ferhat Abbas au FLN n’est rendue possible que grâce à la force de persuasion de Abane. La rencontre entre les deux hommes a eu lieu à Alger en mai 1955 où le responsable du FLN, sans détour, lui lança à la figure : «La révolution est déclenchée M. Abbas, elle n’est l’œuvre ni de Messali ni de votre UDMA (Union démocratique du manifeste algérien). Tout cela c’est dépassé, ce sont des vieilleries à accrocher aux magasins des accessoires. Votre devoir est de rejoindre le Front.
Nous avons besoin d’hommes comme vous. Il n’est pas possible que vous restiez à l’écart.» (2) Un mois après la rencontre, en juin 1955, Ferhat Abbas tira définitivement un trait sur trente ans de politique légale, sur trente ans de sa vie. Désormais, il n’y aura que la clandestinité comme refuge pour le «vieux routier» du Mouvement national. Abane y fait aussi consacrer la primauté du politique sur le militaire, et de l’intérieur sur l’extérieur. Puis, ayant érigé Alger en zone autonome, il s’est vu confier la charge des questions politiques et financières.
Le mérite de l’homme dépassait cette prouesse car, la même année, soit en 1955 , il déclare avec courage à ses frères d’armes : » Le Diên Bien Phu algérien aura lieu rue Michelet! ». Promesse tenue, promesse due et ce fut la fameuse « Bataille d’Alger » dont, plus tard, le réalisateur italien Gillo Pontecorvo a fait une fresque cinématographique sur les techniques de la guérilla urbaine enseignées de par le monde entier. C’est encore Abane Ramdane « le politique » qui, en décembre 1955, décide avec Larbi Ben M’hidi et Yacef Saadi de déclencher cette guérilla urbaine. Depuis l’été, Saadi met en place son réseau de commandos à Bab El Oued, dans la basse Casbah, secondé par un certain Ali la Pointe, un fin connaisseur du milieu algérois. La Casbah nettoyée des affidés messalistes du MNA, le réseau est prêt à intervenir. Un attentat commis le 10 août 1956 par des activistes européens et ayant causé plusieurs morts à Alger renforce la détermination d’Abane de poursuivre le combat des quartiers.
La zone autonome d’Alger » (ZAA) dont la direction politique est confiée à Larbi Ben M’hidi, assisté militairement par Saadi, fut au départ une belle réussite pour le Front. Plus d’un mois plus tard, soit le 30 septembre 1956, deux jeunes femmes, Samia Lakhdari et Zohra Drif font exploser deux bombes au Milk Bar et à la Cafétéria. Bilan: quatre mort et une cinquantaine de blessés parmi les Européens. La bataille algéroise a eu l’écho escompté et l’arraisonnement par l’aviation française, le 22 octobre 1956, de l’avion, parti du Maroc, où se trouvent les cinq historiques du FLN (Khider, Aït Ahmed, Ben Bella, Boudiaf et Lacheraf), pousse le FLN à l’épreuve de force.Une grève a été observée le 1e novembre, et les attentats se multiplient dans l’algérois les mois suivants, alors que l’échec de l’expédition franco-anglaise au canal de Suez, accentue l’isolement diplomatique de la France à l’international et l’exacerbation du sentiment nationaliste chez les combattants FLN.
Au fil des mois, la psychose gagne les Européens qui réagissent le plus souvent par des ratonnades. Mais, après que le résident général Robert Lacoste fait donner tous les pouvoirs de police au général Massu, la situation se durcit parce que ce dernier assigne à résidence les suspects dans les centres de triage et de transit (CTT). Puis la torture, devenue systématique et le sabotage moral d’un certain capitaine parachutiste Paul Alain Léger ont précipité le démantèlement du réseau des résistants. Le coup le plus dur fut, sans doute, l’arrestation de Larbi Ben M’hidi par le général Bigeard, le 17 février 1957, forçant Abbane à quitter Alger, direction Maroc.
Homme de conviction et d’action, auquel les autres responsables de la révolution reprochent d’avoir déclenché inconsidérément cette bataille d’Alger, Abane ne ménage pas ses critiques aux militaires, dont il dénonce les méthodes expéditives. Il s’en prend particulièrement au colonel Boussouf, chef de la wilaya V (l’Oranie) et son adjoint, Houari Boumédiène, le futur chef d’Etat algérien. Abane s’oppose aussi à Ben Bella, emprisonné en France pour ses tendances exagérées de « leadership » sur le mouvement national.
En août 1957, lors de la réunion de Tunis du Conseil national de la révolution algérienne (CNRA), il est mis en minorité. Les militaires, y compris son ancien allié Krim Belkacem, se coalisent contre lui et s’assurent du pouvoir. La campagne de Abane, « le politique » contre ces derniers est jugée « fractionniste » et « subversive » et la fin tragique du leader à trente sept ans, nous rappelle aujourd’hui l’éternel dilemme algérien entre « pouvoir civil » et » pouvoir militaire ».
Kamal Guerroua
Notes de renvoi :
1.Le journal L’Algérie Libre n°67 du 20 mai 1953, et la revue Esprit n°206 en septembre 1953.
2. Mohammed Harbi. Le FLN, mirage et réalité des origines à la prise du pouvoir (1945-1962), Edition Jeune Afrique, Paris 1980.