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dimanche 17 août 2025
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«Abba Abba» : Soufiane Ben Farhat, le souffle tragique de Takrouna

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Dans Abba Abba – La pierre de convoitise,(Éditions Arcadia Tunisie) Soufiane Ben Farhat entraîne le lecteur dans un univers où la poussière millénaire se mêle au vent venu du large, porteur des murmures de Takrouna. Ce nid d’aigle berbère, suspendu au-dessus de la plaine d’Enfida, devient le théâtre d’un roman dense et puissant, traversé par les tensions entre sacré et profane, mémoire ancestrale et modernité en crise.

Récit polyphonique, le livre donne voix à des personnages pris dans la tourmente d’une Tunisie contemporaine marquée par l’abandon, la violence symbolique et la quête obstinée de sens. Entre les ruelles étroites et les souvenirs gravés dans la pierre, Ben Farhat mêle réalisme cru et onirisme habité, interrogeant les blessures profondes de la société, l’héritage ancestral et les silences du père, tout en scrutant la place de Dieu dans un monde livré à lui-même.

Journaliste affûté et romancier inspiré, il compose une fresque où la réconciliation, peut-être impossible dans le réel, trouve refuge dans la littérature. À l’occasion de la parution de ce Roman qui oscille entre thriller psychologique et réalisme magique, il nous livre ici les clés de son écriture, ses inspirations littéraires, et les enjeux spirituels et sociaux qui l’ont guidé.

Le Matin d’Algérie : « Abba Abba » débute par un cri biblique, emprunté au Nazaréen sur la croix. À quel moment ce verset s’est-il imposé comme socle de votre roman ? Était-ce une fulgurance ou le fruit d’une longue gestation ?

Soufiane Ben Farhat : Une question très pertinente. En fait, en écrivant mon roman, je me suis rendu compte que la majeure partie des personnages étaient des personnages crucifiés ou engagés sur le chemin de croix menant à l’inévitable Golgotha. Je me suis donc inspiré des paroles de Jésus sur la croix, particulièrement la septième et dernière phrase : « Jésus poussa un grand cri : ‘Père, Père entre Tes mains je remets mon esprit’ » (Luc 23,46). Et sur ces mots, il mourut. »

En araméen, l’équivalent du terme père est Abba, cela est passé d’ailleurs dans la langue arabe où, dans le bled notamment, en Tunisie, en Algérie et au Maroc on dit « Abba » ou « Abbay » pour appeler son père. Ça a quelque part une connotation divine, en Tunisie on dit bien de quelqu’un qui est simple et bonhomme « Oueld Baballah », le fils de Père-Dieu en quelque sorte. Pour mes personnages, les solutions d’ici-bas étant inexistantes, on s’en remet à Dieu…

Le Matin d’Algérie : Le roman est ancré à Takrouna, lieu réel mais aussi hautement symbolique. Pourquoi ce choix ? Que représente Takrouna dans votre imaginaire personnel et littéraire ?

Soufiane Ben Farhat :Takrouna est un vieux village berbère, un nid d’aigle juché sur la fascinante plaine d’Enfida dans le Sahel tunisien, entre Hammamet et Sousse. J’y vais souvent et j’y ressens un souffle salvateur. Mes pas m’y guident d’une manière sourde bien souvent.

D’ailleurs, Firas, le narrateur, dit à ce propos : « Les sentiers qui serpentent à travers cette mosaïque rurale ressemblent à de subtils filets, témoignages silencieux de l’éternelle quête de l’homme, de son labeur acharné pour tirer sa subsistance de cette terre. Des chemins millénaires, chargés d’histoire. Ils ont vu défiler les pas résolus des Berbères autochtones, les cultivateurs carthaginois, les légions romaines, les Vandales pillards, les administrateurs pressureurs byzantins, les caravanes arabes, les réfugiés morisques méticuleux et habiles, et plus récemment, les colons français. En contemplant cette plaine intemporelle, je ressens une connexion profonde avec l’histoire immémoriale de ce lieu et les générations d’hommes et de femmes qui avaient foulé cette terre. Un sentiment de paix et de sérénité m’envahit, contrastant avec le tumulte des pensées qui agitent mon esprit concernant l’enquête. »

Le Matin d’Algérie : Ce roman semble traversé par les figures de l’abandon : Dieu, le père, la patrie. Est-ce un roman de filiation interrompue ou de réconciliation impossible ?

Soufiane Ben Farhat :La vie d’un artiste, a fortiori celle d’un romancier, est une perpétuelle crise. Nos sociétés subissent les contrecoups globalisants et pervers de la mondialisation forcée au bout du compte. Il y a plus de servitude que de libre choix. Mais, au fond, la société tunisienne, à l’image de nos sociétés maghrébines, garde un socle indestructible, là où se ressourcent les âmes. Même notre approche du temps en garde des imprégnations têtues et indélébiles. C’est là que s’ancrent et s’épanchent, en profondeur, nos aiguilles de l’âme. C’est anthropologique, vous savez, et je dis souvent que la technologie ne peut guère vaincre l’anthropologie. Grattez le Tunisien, vous y trouverez toujours, enveloppé de gangues opaques, un Jugurtha ou un Hannibal, d’autant plus un musulman différent des autres musulmans qu’il est pétri à cette merveilleuse pâte du terroir. Les Maghrébins ont été « produits » une seule fois, ils sont très très anciens et inimitables. Le personnage de Habiba dans le roman, entrelacs d’insaisissable physique et de réalisme magique, atteste que la réconciliation est possible, mais dans la dimension onirique du rêve. Sans le rêve, parfois tragique, intransigeant et fou, l’homme ne saurait exister. Les gens de Takrouna, dans mon roman, sont de cette étoffe-là.

Le Matin d’Algérie : Vous évoquez sans détour la crasse, les déchets, les râles et les vomissures. Est-ce un choix esthétique pour dire l’abjection du corps, ou une manière de ramener le sacré dans le réel le plus cru ?

Soufiane Ben Farhat :Entre le sacré et le profane, comme entre l’amour et la haine, la faute et la transgression, le fil est ténu. À l’instant même où il agonise, l’un des protagonistes se dit : « Je sombre parmi les crachats, les vomissures, les mégots et des déchets de crasse que mon corps inerte a lâché au moment ultime. Et c’est fini. » Pour lui, la mort est une libération en quelque sorte, libération de ses obsessions, craintes et frayeurs qui confinent à la psychose. C’est une victime de surcroît, il a été tué pour des motifs crapuleux et de croyances surannées et insensées toujours en vigueur. On parle bien chez nous de « ousakh eddinya » ou carrément concernant l’argent de « ousakh dar eddinya », la saleté d’ici-bas, par opposition aux valeurs.

Le Matin d’Algérie : La spiritualité traverse le texte, mais toujours dans la tension : Dieu y est aussi silence, absence, abandon. Peut-on parler d’un roman mystique, ou au contraire d’un texte post-théologique ?

Soufiane Ben Farhat :Oui Dieu est silence, en ce qu’il est traduit par les hommes par l’abandon ou par les fourvoiements. Mais plutôt que de Dieu, ce roman aborde l’incontournable problématique du tragique, l’absurde du destin en quelque sorte. Depuis les tragiques grecs, Eschyle, Sophocle et Euripide (auxquels j’enjoins l’unique quatrième tragique, Shakespeare), la tragédie se vérifie, que ce soit à l’échelle des individus ou à l’échelle des nations.

Et contrairement à ce qu’on croit, la tragédie n’est pas le triomphe du mal sur le bien mais bien plutôt la souffrance causée par le triomphe de quelqu’un de bien sur une autre personne de bien. Il y a quelque chose d’irrémédiablement faux dans le monde. Mon roman suggère que, abandonnés par Dieu, les gens sont livrés à leur tragédie. C’est un texte post-théologique, considéré sous cet angle.

Le Matin d’Algérie : Peut-on lire Abba Abba comme une critique de la société tunisienne actuelle – sa violence symbolique, son oubli des humbles, sa religion vide de compassion ?

Soufiane Ben Farhat : Oui, bien évidemment, c’est une critique de la société tunisienne, il y a d’ailleurs dans ce roman beaucoup d’exclus et de laissés-pour-compte, tels Autogène, Gaddour, Zohra et bien d’autres. Les événements ont lieu en 2022, juste après la grande crise du Covid-19. La trame du roman « Abba Abba La Pierre de Convoitise » se déroule essentiellement à Takrouna, et déborde sur Hammamet, Sousse et Haouaria en 2022.

Au premier degré, il s’agit d’une mort suspecte, un meurtre déguisé en suicide. Plusieurs protagonistes représentant un microcosme de la société tunisienne sont aux prises et interpellés à divers titres autour de l’enquête policière et judiciaire. J’en profite pour disséquer les différentes formes de psychose et de pathologies mentales générées par l’épidémie du Covid-19 en Tunisie. Une occasion aussi pour plonger dans l’univers clos de Takrouna, enveloppée de réalisme magique certes, mais avec son lot d’exclus et de laissés-pour-compte.

Le roman oscille, avec dextérité, entre le thriller psychologique et le réalisme magique. Ce qui me permet de tenir le lecteur en haleine moyennant les multiples rebondissements de l’intrigue. D’ailleurs, je conclus dans le droit fil de l’opera aperta.

Le Matin d’Algérie : Votre écriture est dense, incantatoire, parfois hallucinée. Comment travaillez-vous la langue ? Vous sentez-vous plus proche du poète, du romancier ou du prophète ?

Soufiane Ben Ferhat : Boileau avait bien dit : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément ». Al Jahidh avait écrit la même chose plus de huit siècles avant Boileau !

Je suis journaliste, il ne faut pas l’oublier, je travaille sur les mots, ces carrefours de sens avec lesquels on ne peut mieux traduire le monde. Je suis également romancier, dramaturge et scénariste. Je suis proche du romancier bien évidemment.

À vrai dire, j’aime beaucoup le style de Céline ou de Blaise Cendrars. L’écriture syncopée de Céline et de Cendrars se caractérise par l’utilisation de phrases courtes, souvent exclamatives, et par un style qui imite le langage parlé, notamment l’argot. Cette technique vise à reproduire l’oralité et à transmettre les émotions de manière directe et intense, parfois sur un ton désespéré. Je suis un infatigable lecteur et, pour la petite histoire, je relis chaque été les contes de Voltaire et l’incommensurable littérature d’Al Jahidh. Un écrivain, ça lit beaucoup, à raison de deux à trois livres par semaine.

Le Matin d’Algérie : Le roman épouse parfois le souffle d’un monologue intérieur post-mortem. Pourquoi ce choix narratif ? Ce « je » qui parle après la mort, est-il encore vivant d’une autre manière ?

Soufiane Ben Farhat :Ce roman est une polyphonie à sept voix. Sept personnages s’y expriment à la première personne. Le monologue post-mortem intervient une seule fois, en moins de cinq-cents mots alors que le roman contient près de 70 000 mots. La polyphonie sert l’intrigue.

Le Matin d’Algérie : On pense en vous lisant à Dostoïevski, à Faulkner, à Mahmoud Darwich ou à Kateb Yacine. Quelles sont vos filiations littéraires conscientes ?

Soufiane Ben Farhat :Vous me flattez. Dostoïevski et Faulkner sont parmi mes maîtres incontestés. Kateb Yacine est incommensurable. J’ai lu et relu Nedjma des dizaines de fois, au même titre que les écrits, notamment les romans de l’inégalable Albert Camus, toujours imité, jamais égalé.Les romanciers latino-américains tels Gabriel Garcia-Marquez, Alejo Carpentier, Octavio Paz, Jorge Amado ou Mario Vargas Llosa sont mes préférés. Sans oublier Colette, Marguerite Yourcenar et Karen Blixen.

Le Matin d’Algérie : Dans quelle mesure votre travail de journaliste et d’observateur du réel nourrit-il votre écriture romanesque ?

Soufiane Ben Farhat :Ah, inévitable question. Le journaliste est l’historien de l’instant et je dirais même le romancier du réel. Le journalisme m’autorise, parfois en scrutateur ou observateur privilégié ou en spectateur engagé, d’avoir une part inespérée à l’intensité du monde et du vécu.

J’observe tout, davantage dans ce que les sociétés rejettent et ostracisent que dans les discours pompeux ou en trompe-l’œil. Cette posture journalistique me conforte dans mon travail de romancier.

Dans mon roman, quelqu’un dit : remuez les ordures, vous ausculterez mieux les sociétés et leurs pulsions profondes. C’est dans les poubelles et leurs déchets qu’on retrouve l’âme profonde des nations.

Une vision sombre, certes, mais tellement pertinente quand on regarde autour de nous…Je ne sais plus qui c’est qui a dit qu’on ne juge pas les hommes d’après l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes. C’est tellement vrai. Le plus souvent, cette fausse conscience, cette image embellie qu’ils se renvoient, biaise complètement notre jugement.L’autojustification est un mécanisme fascinant, presque une nécessité psychologique. Mais sa véritable demeure, c’est l’inconscient, ce territoire obscur où elle se nourrit de mauvaise foi, de ces arrangements tacites avec soi-même pour éviter la confrontation avec la vérité.

Le Matin d’Algérie : La figure du père traverse tout le roman. Est-ce une évocation autobiographique ? Ou une métaphore plus vaste de l’autorité, du silence, de l’héritage manqué ?

Soufiane Ben Farhat : Plutôt que de tuer le père, je préfère qu’on réinvente le père. La matrice, c’est à la fois la mère et le père. Je suis dérouté par cette tendance occidentale visant à éliminer et la femme et l’homme, c’est-à-dire au bout du compte éliminer à la fois le père et la mère. Kateb Yacine avait abordé cela dans Nedjma.

L’un des personnages, Rachid, rappelle que les histoires individuelles ne sont pas seulement marquées par le poids de l’Histoire, mais aussi par le passé ancestral qui détermine le destin de toute une nation, de tout un peuple : « Comprends-tu ? Des hommes comme ton père et le mien… Des hommes dont le sang déborde et menace de nous emporter dans leur existence révolue, ainsi que des esquifs désemparés, tout juste capables de flotter sur les lieux de la noyade, sans pouvoir couler avec leurs occupants : ce sont des âmes d’ancêtres qui nous occupent, substituant leur drame éternisé à notre juvénile attente, à notre patience d’orphelins ligotés à leur ombre de plus en plus pâle, cette ombre impossible à boire ou à déraciner, – l’ombre des pères, des juges, des guides que nous suivons à la trace, en dépit de notre chemin, sans jamais savoir où ils sont, et s’ils ne vont pas brusquement déplacer la lumière, nous prendre par les flancs, ressusciter sans sortir de la terre ni revêtir leurs silhouettes oubliées, ressusciter rien qu’en soufflant sur les cendres chaudes, les vents de sable qui nous imposeront la marche et la soif, jusqu’à l’hécatombe où gît leur vieil échec chargé de gloire, celui qu’il faudra prendre à notre compte, alors que nous étions faits pour l’inconscience, la légèreté, la vie tout court… Ce sont nos pères, certes ; des oueds mis à sec au profit de moindres ruisseaux, jusqu’à la confluence, la mer où nulle source ne reconnaît son murmure : l’horreur, la mêlée, le vide, — l’océan — et qui d’entre nous n’a vu se brouiller son origine comme un cours d’eau ensablé, n’a fermé l’oreille au galop souterrain des ancêtres, n’a couru et folâtré sur le tombeau de son père… »C’est tellement vrai, n’est-ce pas ?

Le Matin d’Algérie : Enfin, si vous deviez résumer Abba Abba – La pierre de convoitise en une seule phrase, cri ou prière, laquelle choisiriez-vous ?

Soufiane Ben Farhat : La première des sept phrases prononcées par Jésus sur la croix : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. »

Entretien Réalisé par Djamal Guettala

Bio express : Soufiane Ben Farhat (né en 1959 à Tunis) est journaliste, chroniqueur, écrivain et dramaturge tunisien. Ancien rédacteur puis président du conseil de rédaction à La Presse de Tunisie, il est l’auteur de nombreux romans, essais et pièces de théâtre. Le Regard du loup lui vaut le Prix Découverte du Comar d’or (2010) et Le Chat et le scalpel le Comar d’or du roman (2021). Il signe aussi des créations scéniques comme Les Années folles (2019) et Sayed Darwich, le chant éternel (2024). En 2025, il publie Abba Abba la pierre de la convoitise aux éditions Arcadia.

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