« Devant la glace, tu te parles, tu essaies de déceler un accent, quelque chose. Mais tu ne trouves pas, tu as l’impression de devenir étrangère à toi-même, à force de te dévisager nue. Les rares grains de beauté, les taches de naissance, les zébrures des vergetures, de la peau qui s’étire en blanchissant. Tu te montres du doigt, avec mépris, les gestes sont lents comme le sont ceux de toute personne ivre, tu te parles en arabe, des mots murmurés, à peine perceptibles. »
Voilà un magnifique roman qui nous fait découvrir une réalité sociologique qui nous échappe et qu’il faut pourtant montrer absolument du doigt, celui d’une jeune fille qui est encore adolescente et qui prend conscience, à travers le regard des autres, de son corps et du désir qu’il suscite. Les autres, ce sont essentiellement les jeunes gens de Tanger, cette ville posée d’une façon instable au bord du continent africain, à cheval entre la mer Méditerranée et l’océan Atlantique.
Ce corps qui se métamorphose et que la jeune femme qui vit sous nos yeux n’arrive pas à comprendre. Pourquoi est-il donc l’objet de tous les regards, pourquoi est-il jaugé par ceux qui hantent autant les rues de la ville ? Ne serait-il pas plus avisé de disséquer son propre corps de l’extérieur et de le bombarder de photos comme s’il appartenait à quelqu’un d’autre ? Et se mettre à la place de ces regards qui fouillent, qui pénètrent, qui questionnent ? C’est dans ces passages que pèse la lourde et si oppressante société patriarcale. C’est dans ces passages que la jeune romancière puise ses mots les plus significatifs pour nous dire son désarroi et sa souffrance. C’est également dans ces passages qu’elle trouve le moyen de se révolter malgré son inhibition.
Adieu Tanger de Salma El Moumni nous balade dans un vécu d’une terrible spoliation de son propre corps. Il s’agit bien évidemment d’un corps de femme dans ces pays du sud où il ne peut appartenir qu’à la multitude, ne serait-ce que parce qu’il est livré au regard de tous. Les mots sont construits à partir de l’affliction et de la désolation des jours qui passent. La détresse est à chaque page avec, néanmoins, une ponctuation élaborée en forme d’embrasement de l’évidence.
J’ai envie de parler de Quentin et de sa propension à publier des photos de la jeune femme mais je me dis qu’il revient au lecteur de découvrir le reste sans que l’intrigue ne soit déflorée.
Adieu Tanger de Salma El Moumni est un premier roman qui est un coup de maître. Il réussit l’exploit de nous faire oublier qu’il s’agit du premier pas d’une romancière qui, à l’évidence, nous émerveillera de beaucoup d’autres.
Kamel Bencheikh, écrivain
Adieu Tanger de Salma El Moumni, Éditions Grasset, 2023, 176 pages.