Ahcène Bélarbi, écrivain et journaliste algérien d’expression française, s’impose comme l’une des voix les plus sensibles et lucides de la littérature algérienne contemporaine.
Il n’est pas de ceux qui occupent bruyamment la scène littéraire. Sa voix, profonde et mesurée, s’exprime avec une sobriété qui tranche dans un paysage souvent dominé par l’emphase. Elle se déploie dans les silences, ces zones d’ombre où les émotions les plus vives ne s’écrient pas mais se suggèrent.
Plutôt que d’asséner des certitudes, Bélarbi préfère questionner, effleurer, laissant à son lecteur l’espace du doute et de la réflexion. Pour lui, l’écriture devient un lieu de respiration, une manière de faire entendre le tumulte intérieur sans jamais hausser le ton.
Pourtant, depuis plusieurs décennies, cette voix singulière s’élève avec constance pour dire l’Algérie dans ses contradictions, ses douleurs enfouies et ses espoirs déçus. Né en Kabylie, Bélarbi est de ces auteurs pour qui la langue française, loin d’être une concession, est une conquête : un outil pour interroger l’Histoire, porter la voix des oubliés, et raconter les fractures d’un pays à la mémoire tourmentée.
Formé aux lettres modernes à Paris, il retourne en Algérie dans les années 1980, poussé par le désir d’enseigner. Il pose ses valises à Ghardaïa, où il devient professeur de français. Mais l’enseignement ne suffit vite plus : le besoin de témoigner, d’écrire ce qui ne se dit pas, l’attire vers le journalisme. Il rejoint alors Alger républicain, journal emblématique de la gauche algérienne, puis collabore à Le Pays, deux titres engagés qui portent les voix dissidentes au moment où le régime durcit son contrôle sur l’expression publique. À travers ces pages, Bélarbi s’impose comme un chroniqueur lucide, soucieux d’éthique, attaché à ce qu’il appelle lui-même « le sens du juste ».
En 1994, la guerre civile embrase l’Algérie. Les journalistes, enseignants, intellectuels deviennent une cible. Ahcène Bélarbi quitte précipitamment le pays pour s’exiler en France. Ce départ, comme une déchirure, façonnera l’essentiel de son œuvre littéraire. L’exil n’est pas chez lui un simple contexte biographique : il devient une condition existentielle, une posture intérieure qui irrigue son écriture.
Dans ce cadre, il publie en 2000, Demain, la mémoire, recueil de chroniques mêlant observations sociales, portraits et réflexions, rédigées durant les heures sombres de la décennie noire. Loin de toute rhétorique victimaire, le livre constitue un acte de résistance littéraire, un refus de l’amnésie. Chaque page est empreinte d’une dignité pudique, d’un humanisme sobre. Il y parle des absents, des survivants, mais aussi de la beauté tenace de l’Algérie, malgré tout.
Quelques années plus tard, dans La fille des hommes libres, Bélarbi revient à ses racines kabyles. Il y dépeint la Kabylie des années 1970, ce moment-charnière où aspirations modernistes et traditions rurales se croisent, et où l’identité berbère, longtemps marginalisée, commence à s’affirmer avec force. À travers une histoire d’amour tragique entre une jeune femme éprise de liberté et un homme tiraillé entre devoir familial et engagement politique, Bélarbi explore les tensions qui traversent la société algérienne : autoritarisme politique, pressions sociales, fractures générationnelles.
Son troisième livre, Des rêves et des soupirs, publié en 2006, est plus fragmentaire. Recueil de textes courts, entre prose poétique et introspection, l’auteur y déploie une parole plus intime, plus mélancolique, évoquant le sentiment d’échec, la nostalgie, l’errance intérieure. Ces textes parlent d’un exil qui ne se dit pas, mais qui habite chaque ligne : non seulement géographique, mais existentiel, identitaire. Ils traduisent aussi le désarroi d’une jeunesse née après l’indépendance, élevée dans les promesses d’une modernité tardive, confrontée à un réel désenchanté.
Au fil de ses livres, Bélarbi développe une écriture dense, exigeante, nourrie par les lectures classiques (Victor Hugo, Flaubert, Stendhal), mais aussi par une ouverture cosmopolite, avec des influences russes, allemandes ou nord-américaines. Cette richesse se retrouve dans ses phrases, souvent longues et profondément structurées, où l’émotion n’est jamais dissociée de la pensée. Pour lui, écrire, c’est penser le monde, mais aussi y survivre. Il confie que l’écriture lui a permis de “donner un sens à l’existence”, notamment dans les périodes de rupture, de danger, ou de silence imposé.
Ahcène Bélarbi occupe une place singulière dans la littérature algérienne francophone contemporaine. Par son écriture sobre et introspective, il offre une approche nuancée des questions d’identité, d’exil et de mémoire, loin des grandes fresques épiques ou des discours militants trop souvent attendus. Son apport majeur réside dans sa capacité à traduire avec finesse les tensions intérieures d’un pays déchiré, en donnant voix aux silences et aux blessures profondes de l’Algérie. Son œuvre, bien que modeste en volume, a profondément marqué les écrivains de la diaspora algérienne, en proposant un modèle d’écriture où l’intime se mêle étroitement au politique, et où la littérature devient un espace de résistance pacifique et de témoignage durable.
En exil, Bélarbi ne se replie pas sur son œuvre personnelle. Il a animé l’émission radiophonique Parole d’écrivain sur Kabyle-FM, un espace précieux où il donne la parole à d’autres auteurs, souvent issus de la diaspora. Il y défend une vision libre, non formatée de la littérature algérienne, affranchie des injonctions idéologiques ou communautaires. Pour lui, la littérature ne doit pas servir un discours, mais porter une voix, singulière, incarnée, habitée.
Bélarbi poursuit inlassablement son parcours d’écrivain, animé par une ténacité tranquille propre aux auteurs authentiques, ceux qui écrivent avant tout par nécessité intérieure et engagement profond. Son œuvre, d’une intensité rare, nous parle d’une Algérie multiple — ses douleurs, ses contradictions, ses espoirs — mais surtout de ce que signifie écrire quand on est déchiré entre deux univers, deux langues, et entre deux formes de silence, culturel et politique.
L’exil n’est pas simplement pour lui un refuge ou une fuite face à la violence ou la censure. C’est surtout une posture d’observation attentive, un lieu privilégié d’où l’on peut penser, questionner et résister. Bélarbi y puise la force de donner voix à ceux que l’on cherche à faire taire, faisant de son écriture un acte de mémoire vivante et de résistance silencieuse.
Au fil des décennies, Ahcène Bélarbi s’est imposé comme une voix indispensable, non pas par la force du volume, mais par la profondeur et la sincérité de son engagement littéraire. Son écriture, subtile et puissante, fait entendre l’âme d’une Algérie complexe, tiraillée entre blessures et espoirs. Plus qu’un simple témoin, il est un passeur de mémoire et un gardien des silences.
En refusant les facilités de l’éclat ou de la provocation, Bélarbi nous rappelle que la littérature est avant tout un espace de vérité intérieure, une résistance discrète mais inébranlable face à l’oubli et à l’oppression. Son œuvre demeure un appel à écouter, à comprendre, et à ne jamais cesser de questionner les voix du passé comme celles du présent.
Brahim Saci