23 novembre 2024
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Aïd en Haute Kabylie : Tassewiqt, entre réjouissances et rites de passage

Aid El Kebir en Kabylie

Tassewiqt n’l’Aïd ou la fête de la veille de l’Aïd est une tradition observée immuablement par de nombreuses  générations depuis l’arrivée de l’islam en Kabylie.

Ain El Hammam, toute la partie du centre-ville où se tient  le marché  hebdomadaire,  avait des allures de fête foraine en cette journée du 27 juin 2023, veille de l’Aid El Kebir. L’endroit grouille de monde : adultes vaquant à leurs emplettes, enfants seuls ou  accompagnés de leurs parents se bousculent dans une joyeuse anarchie.

Mêmes  scènes et même ambiance à Larbaa Nath Irathene, Ath Ouacifs, Ath Yenni, Bouzeguène et dans beaucoup d’autres villes et villages de Haute Kabylie.

Dans ces contrées, l’Aid commence la veille avec l’observance de tasewiqt n l’ad tameziant ou tamoqrant,  une tradition héritée  des temps anciens qui donne lieu à une effervescence particulière annonciatrice du grand jour, la fête  du lendemain.

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Pour les petits comme pour les grands, taswiqt ( littéralement, action d’aller au marché) rime avec joie. Si pour les adultes, elle annonce  la fin des privations imposées par  le jeûne (à l’occasion de l’Aid tameziant), pour les enfants, elle est synonyme  de réjouissances:  ces derniers  se voient  gratifiés  par la remise par leurs parents  d’une somme d’argent qu’ils peuvent dépenser à loisir, de l’achat de jouets ou d’habits neufs.

Jadis, pour les garçons ayant fait l’expérience du jeûne pour la première  fois, il était de tradition  d’aller au marché accompagnés du grand-père, du père, du grand frère ou d’un proche parent.

Le cas échéant,  en cas d’absence d’un homme adulte au sein de la famille, le garçon est confié par sa maman ou sa grand-mère à  un voisin  pour l’accompagner dans son déplacement  initiatique au Souk.

Le but du jeu est de mettre l’enfant dans le bain, en immersion dans la réalité  sociale, en lui permettant  d’être observateur de la manière avec laquelle s’effectuent  les échanges entre les marchands et leurs clients.

En somme, il s’agit de « désinhiber » l’enfant, de le mettre en confiance, en l’initiant   à des interactions sociales qui, jusque-là, sont du ressort des grands.

Il était d’usage (la pratique  est quelque peu tombée en désuétude) que le garçon achète une  tête  de bœuf, symbole de puissance et de virilité.

Des qualités qui doivent  être l’apanage de l’homme de demain qu’il est appelé à devenir. Les plus petits étaient  soumis (ils le sont toujours) au rituel de la première coupe des cheveux.

Taswiqt et tout le cérémonial qui l’entoure dont ne subsiste, aujourd’hui, que l’aspect festif et convivial, situation vécue intensément surtout par les enfants,  constituent une réalité d’ordre anthropologique qui explique la survivance  d’une coutume qui dépasse le cadre  religieux. Nous avons affaire à une tradition qui, jadis, s’accompagnait de gestes rituels  de circonstance dont la finalité est d’introduire les garçons, de façon symbolique, dans le monde  des adultes(*)

Aujourd’hui, taswiqt n’est plus ce qu’elle  était. Le développement des moyens permettant  la mobilité des personnes y compris dans sa version numérique  et virtuelle, et le bouleversement  des pratiques   socio-économiques des familles ont modifié bien des conduites et des statuts sociaux.

Pour les enfants, l’acte d’aller au marché la veille de l’Aid s’est délesté  dans beaucoup d’aspects de sa charge  rituelle pour ne garder que le côté ludique.

Mardi dernier, jour de taswiqt, l’ambiance ayant prévalu dans un pan entier de la rue principale   de Ain El Hammam et de Larba Nath Irathène avait des allures de kermesse et de fête foraine.

Ssuq : lieu de réalisation sociale et de pratiques rituelles

Dans la tradition berbère, l’homme ne peut voir sa virilité (tirugza) reconnue s’il n’a pas subi l’épreuve du marché. Il faut y avoir été confronté à la foule et aux aléas et dangers d’un milieu hétérogène et éphémère, où les mauvais coups sont monnaie courante (vol, ruse, bagarre…).

Mieux encore, l’homme accompli est celui que l’on peut charger d’opérations ou de « missions » jugées délicates à réaliser : transactions onéreuses, négociations difficiles ou nécessitant un engagement moral (achat ou vente à crédit par exemple). Quand dans une rreḥba3, une affaire tourne mal et risque de dégénérer, l’intervention d’un imsewweq dont la parole est réputée est toujours la bienvenue. Ne dit-on pas en Kabylie que l’argaz, « l’homme », est celui qui est capable de « faire son marché » sans bourse délier, sa réputation d’homme de parole offrant toutes les garanties.

Aussi, le jour du marché (ass n ssuq) n’est pas un jour ordinaire ; on s’y prépare la veille, on se lève de bonne heure, on s’y rend en petits groupes et au retour chacun fait le bilan de sa journée et les commentaires vont bon train sur l’état du marché, les évènements et les rumeurs, les bonnes et les mauvaises affaires… L’imsewweq tire une certaine fierté quand il estime avoir réalisé des transactions heureuses et fait de bonnes rencontres (ssuq amerbuḥ) et se lamente dans le cas contraire (ssuq amcum).

A l’occasion des fêtes religieuses, tasewwiqt (jour de marché spécial) est dédiée aux jeunes garçons qui s’y rendent, certains pour la première fois, dans un air de kermesse. Par delà les réjouissances juvéniles (achat de vêtements neufs, de friandises…), cette sortie du giron familial participe de l’éducation des enfants.

Il existe en Kabylie la tradition du « premier marmarché» (ssuq amzwaru ; Laoust-Chantréaux 1990) pour les petits garçons encore en vigueur dans les villages de montagne. C’est un rite de passage. A l’âge de cinq ou six ans, les jeunes garçons se rendent au marché, accompagnés de leur père ou grand-père dans une ambiance solennelle. Cette sortie rituelle est l’occasion de cérémonies qui ravivent d’anciennes pratiques magico-religieuses (Servier 1985) : achat d’une tête de bœuf, offrande aux saints du village, rite d’expulsion par l’accoucheuse (qibla) qui a aidé le petit garçon à sortir du ventre de sa mère…

Samia Naït Iqbal

Lexique
Sewweq : verbe signifiant se rendre au marché et par extension l’idée d’agir pour le compte d’autrui (yettsewwiq fell-asen) ou encore plus largement le fait de se mêler des affaires des autres (iḥemmel ad isewweq af medden, il aime s’occuper des affaires des autres).
Asewweq : nom verbal rendant compte du fait d’aller au marché.

Amsewweq (ou imsewweq) : nom d’agent, « celui qui se rend au marché» et par extension « le mandataire de quelqu’un » ou encore son « tuteur ».

Tasewwiqt : nom d’action verbale désignant un jour spécial de marché (à l’occasion de certaine fêtes religieuses, notamment les deux aïds), le jour ordinaire de marché (hebdomadaire) est simplement dit ass n ssuq (jour de marché).

Concernant les formules et les expressions, quelques unes relevées dans le stock vernaculaire kabyle peuvent se donner à voir comme un « miroir culturel » qui reflète des codes et des valeurs de la société, voire des pans de sa philosophie de vie. Ssuq n’est-il pas le passage obligé pour l’homme kabyle pour se voir consacré homme « solvable » (au sens général d’homme honnête et fiable) ?

Extrait de  l’article de  S. Doumane, « Marché (Ssuq) », Encyclopédie berbère [En ligne], 30 | 2010, document M38, mis en ligne le 22 septembre 2020, consulté le 28 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/encyclopedieberbere/462 ; DOI : https://doi.org/10.4000/encyclopedieberbere.462

 

1 COMMENTAIRE

  1. Tous ces rituels d’initiation de la religion kabyle absorbés par le boa « islam kabyle ». Détaché de leur cadre purement kabyle, méditerranéen et vieux de l’antiquité, ils sont transformés par notre crasse ignorance en pont solide vers l’islamisation.

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