Les dirigeants algériens semblent dotés d’une qualité exceptionnelle, presque surnaturelle.
Ils perçoivent les désirs, les angoisses et les aspirations profondes de la population sans que celle-ci n’ait besoin de les formuler ou de les exprimer. Pourvus d’un génie politique et moral hors du commun, ils devinent les volontés avant même qu’elles ne prennent forme chez les citoyens. Leur clairvoyance supposée, alliée à une bienveillance infaillible, rend superflus, voire inutiles, les mécanismes traditionnels de la démocratie. En apparence, cela justifie pleinement leur préférence assumée pour l’autoritarisme.
L’ironie comme outil de dénonciation
Dans ce système, la participation active des citoyens à la vie politique et sociale est perçue comme inutile et indésirable. A quoi bon organiser des élections, débattre publiquement, consulter par référendum, manifester, créer des partis politiques ou garantir la liberté des médias, si le pouvoir sait déjà ce que veut le peuple, et quand il anticipe avec une vision presque divine la volonté générale ? Les fondements de la démocratie représentative (liberté d’expression, de manifestation, pluralisme, délibération, contre-pouvoirs) deviennent alors caducs. Cette gouvernance, supposée comme parfaitement alignée sur les besoins du peuple, rend obsolètes ces mécanismes, conçus à l’origine pour permettre au citoyen d’exprimer ses choix.
Ce pouvoir providentiel excelle dans l’art de prévenir tensions et désaccords. Grâce à sa capacité d’anticipation, il désamorce les conflits sociaux et politiques avant qu’ils n’éclatent.
Il nous fait ainsi gagner un temps précieux, en nous épargnant les débats fastidieux, les dissensions stériles et les interminables processus de délibération. Le consensus, qui nécessitait autrefois un long processus de construction, est désormais garanti par avance.
Neutraliser le contre-pouvoir économique
Mais cette logique où le pouvoir s’érige en tuteur ne se limite pas à la sphère politique. Elle s’étend également à l’économie, où l’omniprésence du pouvoir soulève une question cruciale. Un pouvoir politique interventionniste, soucieux de garder la main sur les leviers économiques, et un secteur privé autonome, indispensable à la diversification et à la résilience d’une économie libérée de la rente pétrolière, peuvent-ils réellement coexister ?
Autrement dit, est-il possible de construire une économie moderne, compétitive et diversifiée tout en maintenant un pouvoir qui refuse de lâcher prise sur les dynamiques économiques ?
Il est aujourd’hui largement admis qu’une économie résiliente et libérée de la rente pétrolière, ne peut se concevoir sans l’implication active de la société civile, le dynamisme des entrepreneurs, et l’émergence d’un secteur privé structuré. Mais cette transformation ne peut s’opérer sans un cadre institutionnel solide, garantissant la stabilité politique, la sécurité juridique, la transparence dans la gouvernance et le respect des droits économiques fondamentaux. Ces conditions sont essentielles pour instaurer la confiance, attirer l’investissement et stimuler l’initiative privée.
Or, pour un régime autoritaire, réunir ces conditions revient à courir un risque existentiel. Permettre l’autonomie économique, c’est potentiellement créer des contre-pouvoirs susceptibles de revendiquer un rôle dans l’espace public et politique.
À cela s’ajoute la menace que représente la montée en puissance de fortunes privées, parfois issues du courant politique réactionnaire qui avait déjà tenté de s’accaparer du pouvoir par les armes, dissimulées derrière un secteur informel tentaculaire, dont la formalisation risquerait de faire éclater des équilibres occultes.
Dans cette logique de préservation du régime, le développement d’un secteur privé fort, autonome et structuré, ne peut être perçu que comme une menace potentielle. Il cristallise le dilemme entre la nécessité économique de la libéralisation et la crainte politique de voir s’affaiblir l’emprise du régime. Ce dilemme est l’un des principaux freins à toute stratégie sérieuse de diversification économique dans les pays à gouvernance autoritaire.
Dès lors, une série de questions s’imposent. Pourquoi un tel pouvoir s’efforcerait-il à mettre en place un cadre propice à l’émergence d’acteurs économiques autonomes, s’il sait que cette autonomie est susceptible de mener à une remise en question de son autorité ? Pourquoi multiplier les centres de décision économique, quand la logique du régime repose sur la concentration du pouvoir et l’exclusivité de l’action ? En somme, pourquoi partager l’espace économique avec des forces susceptibles d’échapper à son contrôle et de contester ses fondements ?
Ces interrogations révèlent que le refus de déléguer la gestion de l’économie ne tient pas à un rejet du développement, mais bien à une stratégie consciente d’auto-préservation du système. En empêchant l’émergence de formes d’indépendance économique, perçues comme autant de foyers d’émancipation et de dissidence, le pouvoir cherche à préserver ses leviers de domination qui assurent sa survie.
Faire obstacle à la modernisation économique est donc un choix stratégique, dicté par la volonté de maintenir l’ordre politique en place. Pour ce faire, divers instruments peuvent être mobilisés : fiscalité ciblée, réglementation restrictive, quotas, agréments, autorisations ponctuelles, etc. Tout est mis en œuvre pour subordonner toute activité économique aux intérêts du régime et dissuader la constitution de pôles autonomes. Il s’agit, en définitif, de conserver le monopole de l’autorité économique entre les mains de l’État, ou plutôt entre celles de ceux qui le dirigent.
Paternalisme politique et infantilisation du citoyen
Dans ce contexte, la relation entre gouvernants et gouvernés s’inverse radicalement. Obsédé par sa survie, le pouvoir en vient à se persuader qu’il connait mieux les besoins du peuple que celui-ci ne les connait lui-même. Il s’arroge en conséquence le droit de parler en son nom. Il se pose en interprète exclusif de la volonté collective, allant jusqu’à incarner l’intérêt général, qu’il prétend défendre avec plus de lucidité et de loyauté que les citoyens eux-mêmes.
Dans cette vision, la liberté cesse d’être un droit à exercer pour devenir une charge que le peuple serait incapable d’assumer sans tutelle. Les citoyens ne sont plus appelés à réclamer leur liberté, ni à en assumer la responsabilité, mais à se soumettre à une tutelle étatique présentée comme protecteur et nécessaire.
Toute forme d’opposition est considérée dès lors comme une absurdité, voire une trahison envers la nation. Contester un pouvoir qui se prétend éclairé revient à s’opposer à l’intérêt général qu’il prétend incarner. L’opposition se trouve ainsi délégitimée, et accusée de faire obstacle à la réalisation d’un idéal que seul le pouvoir serait en mesure de concevoir et de mettre en œuvre. La critique, elle-même, se trouve disqualifiée, assimilée à une forme d’ignorance, d’ingratitude ou d’égoïsme individuel.
Ce modèle politique, basé sur une gouvernance auto-légitimée, impose mécaniquement l’effacement de la voix citoyenne. Convaincu de pouvoir instaurer, grâce au génie supposé de ses dirigeants et à leur prétendue empathie, un ordre sans conflits ni dissension, le régime impose le silence au nom d’une efficacité abstraite et d’une harmonie sociale factice.
Mais derrière cette apparente stabilité, se dissimule une mécanique autoritaire fondée sur la confiscation de la parole publique. Le silence qu’elle impose n’est pas synonyme de paix ; il est synonyme de privation collective du droit au désaccord, à la liberté, à la responsabilité politique.
En muselant l’opposition et en niant les conflits inhérents à toute société vivante, le régime ne désamorce pas les tensions ; en vérité, il ne fait que les différer et les radicaliser.
Ce droit à la parole, que le pouvoir pense avoir enterré à jamais, devient en réalité la promesse d’un retour brutal du politique. Ce retour ne prendra pas forcément la forme d’une revendication structurée ; il sera peut-être un refus, un rejet pur et simple d’un système qui, en prétendant tout savoir, a oublié d’écouter ses citoyens.
Hamid Ouazar, ancien député de l’opposition