Dimanche 2 mai 2021
Aliénation professionnelle : stratégies managériales et souffrance au travail (2)
Ces dernières années, de nombreuses études ont démontré la dégradation des conditions de travail. De plus en plus de salariés sont affectés par de multiples pathologies liées à la détérioration de leurs situations professionnelles induite par l’accroissement des contraintes productivistes, l’intensification des cadences, la fixation d’objectifs démesurés.
À ces diverses pathologies physiques et psychologiques, très répandues ces trois dernières décennies, est venue se greffer une nouvelle pathologie provoquée par la surcharge de travail : le Burn out. Apparu à la fin des années 1970, le Burn out, autrement appelé en français épuisement professionnel ou usure mentale, occasionne d’abord un déficit sthénique, un découragement, ensuite une démotivation, puis des symptômes de dévalorisation de soi et de dépression.
Le Burn out est une forme particulière de dépression liée à l’épuisement. C’est un terme parlant : le travailleur se retrouve à « l’état de cendres pour avoir trop brûlé son énergie ». Christophe Dejours analyse ce phénomène de la manière suivante : « Le harcèlement au travail n’est pas nouveau. Il est vieux comme le travail. Ce qui est nouveau, ce sont les pathologies. C’est nouveau parce qu’il y en a beaucoup maintenant, alors qu’il y en avait beaucoup moins autrefois.
Entre le harcèlement, d’un côté, et les pathologies, de l’autre, il faut bien invoquer une fragilisation des gens vis-à-vis des manœuvres de harcèlement. Cette fragilisation peut être analysée. Les résultats sont assez précis. Elle est liée à la déstructuration de ce que l’on appelle les ressources défensives, en particulier les défenses collectives et la solidarité. C’est l’élément déterminant de l’augmentation des pathologies. En d’autres termes, les pathologies du harcèlement sont, avant tout, des pathologies de la solitude. » (Christophe Dejours, Aliénation et clinique du travail, Actuel Marx, n° 39)
Dans le même temps, parallèlement, avec la dégradation des conditions de vie, le développement endémique du chômage, l’expansion de l’anomie, l’explosion des incivilités, on a assisté à l’apparition d’une nouvelle souffrance au travail : l’insécurité professionnelle liée à la multiplication des agressions des personnels sur leurs lieux de travail.
En effet, de multiples catégories professionnelles en lien direct avec le public sont victimes d’agressions : le personnel soignant hospitalier, le personnel des transports publics, le corps enseignant (collèges et lycées), le personnel du secteur social, du secteur commercial (caissières), personnel du secteur public, etc. (même le corps répressif policier, bras armé de l’État, est en proie aux agressions récurrentes, au point d’acculer de nombreux policiers au suicide – lire notre analyse consacrée aux suicides des policiers dans notre livre Autopsie du mouvement des Gilets jaunes). Autre affection très répandue dans le monde du travail : la maltraitance psychologique, désignée, par euphémisme, sous le terme de harcèlement.
En très forte augmentation, le harcèlement constitue une véritable maltraitance professionnelle exercée par la hiérarchie contre ses « subordonnés ». Les répercussions sur la santé des victimes de harcèlement sont dramatiques : troubles psychosomatiques, dépressions, suicides. Précisément, derrière manifestation extrême de la souffrance au travail : le retournement de la violence contre soi, c’est-à-dire les suicides sur les lieux de travail.
À l’évidence, selon les spécialistes de psychopathologie du travail, l’apparition et la multiplication de ces pathologies professionnelles sont directement liées aux nouvelles méthodes d’organisation du travail fondées sur le management. Ainsi, par les méthodes managériales, sous couvert d’optimisation et de compétitivité, l’entreprise instaure un véritable climat de tensions permanentes en vue de réaliser des objectifs souvent démesurés, au prix d’une grave souffrance administrée aux salariés.
Par ces méthodes managériales militaristes, dignes des procédés nazis et staliniens, l’entreprise inflige une véritable souffrance à l’ensemble des salariés, contraints de subir dans le silence ces supplices (esclavagistes) psychologiques des temps modernes. Par la division des salariés, l’éclatement des liens collectifs professionnels, la mobilité salariale, la précarisation des contrats de travail, l’entreprise est parvenue, ces dernières décennies, à exploiter sans vergogne les salariés, souvent avec la collaboration des syndicats, coupables de complicité de crimes contre les travailleurs, responsables de la banalisation de l’injustice et de la violence dans l’entreprise capitaliste contemporaine.
On assiste à la propagation du totalitarisme entrepreneuriale et à la banalité du Mal dans le monde du travail, avec l’assentiment de toutes les instances étatiques, politiques et syndicales.
Au reste, selon certaines études, la souffrance au travail résulterait du conflit manifeste entre les convictions morales du salarié et les injonctions souvent moralement répréhensibles dictées par le patron. Cette souffrance n’est donc pas la manifestation d’une fragilité physique ou psychologique inhérente aux salariés, mais la traduction d’une réaction psychosomatique aux nouvelles méthodes de domination patronale inhumaines. Les exigences productivistes et commerciales imposées par le patronat aux salariés, soumis à une atmosphère et une mentalité belliqueuses extrêmes, déstabilisent moralement et psychologiquement les salariés. En effet, ces contraintes économiques guerrières portent souvent atteinte à leurs convictions morales, à leur éthique professionnelle, ennemies de toutes les valeurs marchandes. La maladie du salarié est l’ultime forme de protestation silencieuse exprimée par la souffrance de son corps personnel, faute de révolte collective portée par le corps professionnel syndical occis.
Au demeurant, la supercherie du management se révèle dans cette manipulation psychologique des salariés opérée par la diffusion sournoise de valeurs « humaines universalistes » censées unifier l’ensemble des agents officiant par ailleurs au sein d’une entreprise capitaliste où leur travail s’effectue pourtant dans un cadre privé, concurrentiel, exclusivement orienté vers l’intérêt des détenteurs du capital. Cette hypocrisie favorise le désenchantement et le malaise des salariés.
De toute évidence, certes l’activité humaine, cette nécessité d’œuvrer à la production de ses moyens d’existence, est une catégorie anthropologique intrinsèque à l’humanité. Mais le travail, cette activité de production fondée sur le salariat, est une catégorie sociale historique présente seulement au sein du mode de production capitaliste.
Avec la généralisation du salariat, le capitalisme a développé cette activité productive aliénante coupée des capacités de maîtrise, de contrôle et d’appropriation des moyens de production et des produits pour les travailleurs. Car toutes ces capacités et moyens de production sont la propriété exclusive des patrons.
Comme l’a écrit Karl Marx dans ses Manuscrits économico-philosophiques de 1844 : « le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, […] donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint, c’est du travail forcé. Il n’est donc pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. »
En conclusion, la « modernisation du travail » s’est traduite par une profonde déstabilisation des salariés : sentiment d’abandon, d’isolement, de précarité ; hantise de l’imperfection, peur d’être incompétents, de ne pas y arriver, méfiance à l’égard des autres collègues, etc.
Avec le taylorisme, les travailleurs étaient un simple rouage passif, astreint à une stricte conformité aux consignes et modes opératoires. Leur travail s’effectuait indépendamment de leur état d’esprit, de leurs états d’âme et de leurs savoirs. Avec le management, la méthode semble a priori différente : la nouvelle organisation du travail proclame reconnaître la dimension humaine des salariés, respecter et miser sur leur subjectivité, leur personnalité.
Pourtant, à décortiquer les mécanismes des deux organisations de gestion du travail, la logique demeure semblable : dans les deux cas, s’organise en réalité une disqualification des métiers, de la professionnalité, de l’expérience, tendant à renforcer la domination et le contrôle exercés par les dirigeants, les patrons. La conséquence est semblable : perte du sens du travail, favorisant l’épuisement psychique, précarisant subjectivement les salariés en permanence mis à l’épreuve au point de les conduire à douter de leur propre valeur et de légitimité. Nous avons là affaire à l’aliénation dans toute sa grandeur et splendeur.
Actuellement, à la faveur de la pandémie du Covid-19, on assiste à l’amplification de la souffrance des salariés.
Les salariés, précipités brutalement dans le travail à distance, sont dépassés par la nouvelle organisation professionnelle. Leur santé mentale en pâtit. D’autant plus que ce bouleversement professionnel intervient dans une situation de pandémie couplée à un climat de sidération et de psychose alimenté par le pouvoir via ses relais médiatiques. Cette ambiance anxiogène ne favorise nullement cette mutation professionnelle distancielle forcée.
Intervenu dans une période de pandémie marquée par le confinement et le couvre-feu, les restrictions sanitaires, matérialisées par la fermeture des cafés et restaurants, ces lieux de socialisation et décompression, sans oublier la fermeture des lieux culturels (cinémas, théâtres), espaces de ressourcement intellectuel et d’évasion des pesanteurs professionnelles anxiogènes, le télétravail a impacté considérablement le mental des salariés.
Nul doute, aujourd’hui, les risques de souffrance au (par) le travail s’est considérablement accru. Le bouleversement de l’organisation du travail dans les entreprises basculées précipitamment dans le télétravail a plongé des millions de salariés dans la détresse psychologique. Avec les confinements récurrents, les restrictions de déplacement, l’obligation du télétravail, selon de nombreuses études, presque 50% des salariés déclarent souffrir de dépression. La détresse psychologique s’accentue de mois en moi. Pour nous cantonner au cas de la France, la santé mentale des salariés s’est considérablement dégradée après douze mois de crise sanitaire ou plutôt de mesures restrictives anxiogènes. Près d’un salarié sur deux se trouve actuellement en détresse psychologique et présente des symptômes de dépression et d’épuisement professionnel, le fameux burn out. C’est le résultat inquiétant du 6ème baromètre de la santé psychologique des salariés français en période de crise, réalisé par OpinionWay pour le cabinet Empreinte Humaine.
De cette récente étude menée par le cabinet Empreinte Humaine, spécialiste en prévention des risques psychosociaux et en qualité de vie au travail, auprès de plus 2000 salariés français, il ressort que presque la moitié des salariés (49%) sont en grande détresse psychologique. 36% souffriraient de forme sévère de dépression nécessitant un accompagnement thérapeutique et un traitement médicamenteux psychotropique. Fait alarmant, un tiers des sondés ont des idées suicidaires. Selon cette étude, les télétravailleurs sont plus exposés aux risques psychosociaux. En effet, depuis un an, date de la généralisation du télétravail, on assiste à l’intensification des troubles psychosociaux liés à la nouvelle organisation du travail distenciel. La santé mentale des télétravailleurs s’est considérablement dégradée. Les arrêts de travail se multiplient à cause du stress et de l’anxiété. De nombreux télétravailleurs confinés présentent des signes de troubles mentaux sévères, anxieux, dépressifs. Un chiffre qui augmente encore pour les personnes confinées en couple ou avec un enfant. Nombre de télétravailleurs peinent à s’aménager un endroit où exercer leur activité professionnelle dans de bonnes conditions. Seuls 45 % des salariés interrogés peuvent s’isoler toute la journée. Environ 60 % travaillent dans leur salon, et 25 % dans une pièce fermée, notamment leur chambre. Quotidiennement, les télétravailleurs doivent traiter une avalanche de mails, participer à des interminables réunions en visioconférence, répondre en permanence à des appels téléphoniques. Certains décrochent de leur travail à des heures tardives.
L’exemple de la banque d’affaires américaine Goldman Sachs illustre cette dégradation des conditions de travail depuis la généralisation du télétravail. Des employés de cette banque ont affirmé dans un rapport effectuer des semaines de travail à 98 heures en moyenne depuis le début de la pandémie. Certains décrochent du travail seulement à 3 heures du matin.
La direction de la banque s’est fondue d’un communiqué dans lequel elle reconnaît l’augmentation de la charge de travail depuis le début de la crise sanitaire
« Nous reconnaissons que nos équipes sont très occupées car les affaires marchent bien. Les volumes d’activité sont à des niveaux historiquement élevés », a indiqué la banque dans un message transmis à l’AFP.
David Solomon, PDG de Goldman Sachs, s’est lui aussi exprimé sur la question dans un message vocal à destination de ses employés, relayé par CNBC : « Permettez-moi de dire à tout le monde, et en particulier à nos analystes et associés : nous reconnaissons que les personnes qui travaillent aujourd’hui sont confrontées à un nouvel ensemble de défis », a déclaré David Solomon, avant d’ajouter : « Dans ce monde de travail à distance, on a l’impression de devoir être connecté 24 heures/24 et 7 jours /7. »
Isolement, monotonie des tâches, lassitude, perte des repères : les raisons de la détérioration de l’état mental des salariés sont ainsi multiples. Les multiples études notent une plus forte détresse psychologique chez ceux qui télétravaillent dans de petits espaces. Beaucoup de ses salariés confinés à domicile disent ressentir un sentiment d’étouffement. Plus de la moitié des employés interrogés se plaint de surcharge de travail et dénonce les journées à rallonge. Un tiers des salariés redoutent de voir survenir des suicides sur leur lieu de travail, autrement dit sur leur d’habitation devenu leur espace d’incarcération professionnel.
De fait, le télétravail est vécu par de nombreux salariés comme une véritable souffrance au travail. Pour une partie des salariés, le télétravail est synonyme d’isolement et de stress. Une souffrance liée aux conditions dans lesquelles s’exerce leur activité professionnelle à domicile. Par ailleurs, le télétravail entraîne une perte de sens. À la fois du fait de l’invisibilité du travail (« hors les murs de l’entreprise »), de l’illisibilité des tâches. Mais également en raison de l’incursion de l’entreprise dans l’espace privé des salariés. En effet, l’absence de cadre distinct entre vie professionnelle et vie privée induit une forme de confusion des rôles entre le statut professionnel et parental. Les frontières sont floues entre le cadre du travail et le cadre de la vie privée. Du fait que le télétravail déborde sur l’espace privé ou vice versa, cela génère une confusion mentale, une fragilité psychologique, une perte des repères.
Enfin, si, autrefois, grâce à leur inscription dans le mouvement collectif ouvrier massivement organisé, les salariés pouvaient dépasser leurs ateliers et leurs bureaux par leurs engagements politiques contre leur exploitation capitaliste, donnant ainsi un sens politique à leur souffrance ; aujourd’hui, avec l’individualisation et l’atomisation, avec le déclin des partis ouvriers, l’éclipse du projet émancipateur, les salariés n’ont plus cet avantageux appui politique et cet espoir salvateur : c’est seuls, autrement dit individuellement, qu’ils sont confrontés à leur triste et sinistre sort d’esclave-salarié.
Assurément, dans la perspective de l’émancipation humaine, l’abolition du travail comme catégorie sociale historique capitaliste doit être clairement inscrite dans le programme de la révolution sociale. Il s’agit d’abolir le salariat, catégorie historique, et non l’activité productive, catégorie anthropologique. Une fois la révolution accomplie à l’échelle mondiale, la nouvelle communauté humaine universelle sans classe s’attellera à développer une nouvelle forme d’activité productive au service des besoins humains, débarrassée de toutes les formes d’oppression, d’exploitation, d’aliénation, vectrices de nuisances pathologiques.
« Le domaine de la liberté commence là où s’arrête le travail déterminé par la nécessité. » Karl Marx.
« Si j’étais médecin, je prescrirais des vacances à tous les patients qui considèrent que leur travail est important. » Bertrand Russell.