Amina Damerdji s’est imposée avec Bientôt les vivants comme l’une des voix littéraires les plus singulières de sa génération. Publié en Algérie aux éditions Barzakh et en France chez Gallimard, ce roman a été couronné du Prix Transfuge du roman francophone 2024 ainsi que du Prix de littérature arabe des lycéens.
Il s’agit d’une traversée à vif de l’Algérie des années 1990, où l’adolescence se heurte à la mémoire meurtrie, à l’Histoire qui brûle, aux silences familiaux et aux élans de vie. À travers le regard de Selma, l’héroïne, Amina Damerdji explore la puissance du lien aux êtres, au cheval, à la nature, dans une langue dense et subtile. Le livre paraîtra bientôt en poche, prolongeant sa résonance auprès d’un lectorat élargi.
Dans cet entretien accordé à Le Matin d’Algérie, elle revient sur ce qui habite son écriture : l’intime, l’histoire, la complexité humaine — et cette attention portée à ce qui palpite entre les vivants et les ombres.
Le Matin d’Algérie : Vous avez grandi entre plusieurs cultures. Comment ce parcours nourrit-il votre écriture ?
Amina Damerdji : Je pense que l’habitude de circuler entre plusieurs mondes donne un point de vue particulier sur les choses, un décalage dans lequel l’écriture peut s’insérer, oui.
Le Matin d’Algérie : Pourquoi avoir choisi de situer Bientôt les vivants dans l’Algérie des années 1990 ?
Amina Damerdji : Ma famille et moi avons quitté l’Algérie en 1994, puis nous y sommes beaucoup revenus, plusieurs fois par an. L’Algérie des années 1990 a marqué toute mon enfance et ma trajectoire avec ce départ.
Le Matin d’Algérie : Selma trouve dans l’équitation un refuge puissant. Que symbolise ce lien au cheval dans ce contexte ?
Amina Damerdji : Il s’agit moins d’un symbole que d’un rapport direct, plein et sensoriel au monde qui entoure cette jeune fille. Alors que les êtres qu’elle aime, son père, son oncle, se déchirent, elle trouve dans son lien avec ce cheval, Sheïtane, une façon puissante et simple de se mettre en relation, un endroit où l’amour a toute sa place sans conflit.
Le Matin d’Algérie : Votre roman mêle violence historique et poésie intime. Comment avez-vous trouvé cet équilibre délicat ?
Amina Damerdji : C’était très intuitif. Je pense que c’est ainsi que les gens vivent et traversent des périodes difficiles. Même dans les pires moments on peut se rappeler d’un élément heureux, une odeur, un instant suspendu avec des amis, des liens forts. Je voulais que mes personnages soient à l’image de cela, la vie à travers la violence.
Le Matin d’Algérie : L’amour entre Selma et Adel est à la fois secret et intense. Que vouliez-vous exprimer à travers cette relation ?
Amina Damerdji : C’est la première relation amoureuse de Selma. C’est aussi une façon d’accéder à un monde social qui n’est pas le sien ni celui de sa famille. Adel est également puissamment lié au massacre de Sidi Youcef.
Le Matin d’Algérie : Le massacre de Sidi Youcef reste en arrière-plan du récit. Comment avez-vous abordé cette mémoire sans tomber dans le pathos ?
Amina Damerdji : En montrant combien les gens qui ont commis ou subi ce massacre étaient des êtres vivants, divisés, complexes, faisant des choix, bons ou mauvais qui allaient conditionner leur vie et ceux de leurs proches. Le pathos écrase tout, la liberté, l’intelligence. Je voulais montrer des personnages libres et intelligents, même dans leur malheur.
Le Matin d’Algérie : Comment décririez-vous votre style d’écriture et votre rapport à la langue ?
Amina Damerdji : Intime, vital.
Le Matin d’Algérie : Vos recherches en littérature cubaine influencent-elles votre fiction ?
Amina Damerdji : Elles ont influencé le sujet de mon premier roman, puisque c’est en faisant ma thèse à Cuba que j’ai découvert cette femme fascinante, Haydée Santamaria, mais je crois que l’influence s’arrête là. Ce que j’écris s’enracine bien plus profondément dans mon existence.
Le Matin d’Algérie : Bientôt les vivants a été publié à Alger et à Paris. Que représente pour vous ce double ancrage éditorial ?
Amina Damerdji : Un grand bonheur. C’était important pour moi qu’il y ait aussi une édition algérienne de Bientôt les vivants. Barzakh est une maison d’édition extraordinaire, les échanges avec mon éditrice algérienne (qui porte le même prénom que l’héroïne du roman) me nourrissent sur le long terme.
Le Matin d’Algérie : Le titre Bientôt les vivants est fort et mystérieux. Quelle signification lui donnez-vous ?
Amina Damerdji : Il est emprunté à un vers de Poussière de juillet de Kateb Yacine. Je l’aime pour son optimisme mais aussi parce qu’il s’agit de vivants — pas seulement d’êtres humains. Il y est question de chevaux, d’un cheval en particulier, d’un chat, d’une forêt (la forêt de Baïnem). Je voulais montrer que la guerre, la violence attaquent toutes les formes de vie.
Le Matin d’Algérie : Comment avez-vous travaillé la voix d’une adolescente en pleine construction, fragile et complexe ?
Amina Damerdji : En essayant d’être au plus près de mon personnage, de la connaître au mieux, mois après mois. Selma est devenue une amie intime.
Le Matin d’Algérie : Vous évitez les récits manichéens. Est-ce un choix délibéré, une forme d’engagement littéraire ?
Amina Damerdji : Oui, je crois que, à l’heure où les discours les plus diffusés médiatiquement nous étouffent de leur manichéisme, de leur conflictualité mise en scène et peu propice à rendre le monde intelligible, la littérature peut aller gratter ces discours, voir ce qu’il y a sous les positions, les trajectoires humaines et politiques, proposer des récits à hauteur d’âme.
Le Matin d’Algérie : Enfin, selon vous, quel pouvoir la littérature peut-elle encore avoir aujourd’hui dans la transmission des mémoires ?
Amina Damerdji : Je suis persuadée que la littérature peut jouer un rôle important dans la question mémorielle, qu’il s’agisse de la décennie noire ou d’autres pans de l’histoire. En ce moment, je travaille au développement d’une série qui porte sur une autre période de l’histoire algérienne (le XIXe) et là encore, en lisant, en créant des personnages complexes — ou tout simplement humains — je m’aperçois qu’il y a beaucoup de choses à dire et transmettre de notre histoire.
Entretien réalisé par Djamal Guettala