22 novembre 2024
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Assensi ou la fête rituelle d’Azrou N’thour : excursion entre ciel et terre

Azru N thour

Assensi qui signifie, approximativement, bivouac nocturne, et par  glissement sémantique, la célébration festive et rituelle qui se déroule sur ce chaînon de la montagne du Djurdjura, offre une rare symbiose entre l’homme, la nature et le divin. Lieu de fraîcheur et d’agrément, Azrou N’thour devient un moyen par lequel les différents univers se rejoignent, un espace d’intercession entre le charnel et le sacré. 

Des scènes profanes, de piété et de dévotion sont ici condensées en un seul point. Toutes ces ostentations confèrent à l’événement une dramaturgie presque théâtrale racontant les noces de l’homme et de la nature sous les auspices d’une puissance immanente et supérieure.

Bienvenue à Azrou N’thour pour une excursion entre ciel et terre

La célébration dans la journée du 19 août 2022, du troisième vendredi de l’Assensi d’Azrou N’thour, à l’initiative du village Takhlidjt Ath Atsou dans la commune d’Iferhounène (wilaya de Tizi-Ouzou), est l’occasion de revenir sur cet événement vécu sur et à la gloire du grand rocher qui culmine à près de 1900 m d’altitude au-dessus d’une multitude de villages dont les populations continuent à lui vouer un culte particulier.

Le lieu est appelé ainsi en raison du prétendu fondateur de ce « temple », une figure spirituelle et religieuse à laquelle on voue respect et dévotion. Son influence s’étend au-delà des villages voisins.

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L’appel de la montagne

Dans ce récit nourri aux sources de l’événement, de scènes vécues et de témoignages entendus, au gré d’excursions et de ballades champêtres sur ce sanctuaire rocheux, nous allons, par-delà, les falaises, la successions de pitons et de vallons qui l’entourent, à la découverte d’un territoire tout aussi singulier qu’intime mais presque inconnu pour les gens d’ici. Son histoire, chargée de mystères égrenée à coup d’anecdotes, se confond avec la grande Hstoire. Celle des chemins des migrations du début du siècle dernier en dehors du pays kabyle. Celle des grottes où se sont abrités les résistants algériens contre le colonialisme français. Un passé tragique et héroïque qui reste à explorer et à raconter.

Pour accéder à Azrou N’thour en venant de Aïn El Hammam ou d’Iferhounène, on emprunte la RN15. Héritage de l’époque coloniale, cette voie abrupte et étroite longue de quelque 3 kilomètres est parcourue au niveau de ses accotements, lit-on sur un document datant du milieu du siècle dernier, « par des coulées rocailleuses, de blocs  de gré rose et ocre  serties de bandes d’argile et de schiste aux teintes multicolores ».

Dès l’entame de ce tronçon de route, une vue imprenable s’offre au regard de l’automobiliste qui rentre comme par effraction dans un univers minéral sauvage et tourmenté, d’une succession de roches escarpées en crêtes dentelées, pitons aigus et murailles gigantesques aux flancs abrupts, et de hauteurs entourées de vide qui impressionne la vue et l’esprit.

Un spectacle qui procure un sentiment diffus et paradoxale de peur irraisonnée et de plaisir intense : c’est le vertige provoqué par les hauteurs qui vous donne l’air d’être en apesanteur et d’être détaché du monde. On ne peut rester insensible devant la majesté, le silence quasi cosmique et le mystère de la montagne.

A l’assaut de la pyramide rocheuse

Proéminence rocheuse parmi tant d’autres qui constituent le massif du Djurdjura, Azrou N’thour se distingue dans cette configuration rocheuse et tourmentée par sa taille et sa hauteur. Telle une citadelle naturelle, cet immense bloc de gré et de calcaire gris de forme iconique sculpté par l’érosion et l’effet mécanique des éléments a des allures du célèbre Pic du Midi de la France culminant  à près de  1900 m d’altitude.

Il est  couronné par un oratoire, plateau étroit sur lequel est bâti un petit mausolée où se déroule une partie de la cérémonie estivale. De là, on domine un impressionnant abîme et  l’on peut apercevoir presque tous les villages de haute Kabylie et ceux de la région des Ath Djennad au nord. On y monte par des  sentiers étroits et escarpés parsemés de part et d’autre par une maigre végétation, et une poussée disparate d’arbustes et de cèdres aux branches noueuses et rabougries.

Azrou N’thour, c’est aussi cet étroit bras de terre qui fait jonction avec le col de Tirourda, sur la RN 15 qui permet aux populations des localités situées en contrebas de la dorsale nord du Djurdjura de voyager vers le sud, et l’est du pays en passant par Bouira et Bejaia.

L’endroit est un  plan incliné  et vallonné qui fait office d’alpage et   de lieu d’estive pour les troupeaux appartenant  aux villages qui exercent  le droit de regard   sur les lieux.

Pour y accéder, le visiteur doit traverser un chemin de terre rocailleux et grossièrement  nivelé. Un accès difficile pour les véhicules qui osent s’y aventurer. Ils doivent slalomer pour éviter nids de poules et blocs de pierre qui ont échappé à la force de l’engin mécanique affrété pour rendre carrossable la route.

Couscous, oboles et concert de louanges : le sel de la fête 

A mesure que l’on s’approche du lieu du rassemblement qui se tient au pied de l’immense rocher, nous parviennent les murmures de la foule et les bruits de la fête qui bat son plein depuis des heures. Une fête entamée réellement la veille par les équipes chargées de la logistique, de l’organisation et de l’accueil des visiteurs par le village organisateur.

« Le repas (waada) qui sera servi le jour de l’Assensi aux visiteurs est préparé la veille par une équipe de bénévoles du village. Les hommes ont remplacé les femmes qui s’occupaient, il y a une vingtaine d’années de cette tâche, dans un local aménagé à l’entrée de l’espace réservé à la waada, du couscous à la viande qui sera servi à tous les gens qui vont venir, et non loin de la tente ou se réunit « agraw« , nous raconte Amokrane Mohand Kaci, natif du village Takhlidjt Ath Atsou et cadre dans une grande entreprise à Alger.

Agraw, c’est le comité de sages du village chargé de recueillir les dons et de prodiguer la baraka, et l’onction du saint protecteur des lieux, sous la conduite avisée de l’imam. On assiste alors à une véritable farandole de dons et d’offrandes d’argent qu’effectuent les visiteurs, surtout les femmes qui formulent des vœux en souhaitant qu’ils soient exaucés grâce à la bénédiction d’Azrou N’thour. « L’argent ainsi récolté alimente à 80 % le budget du village et sert à la réalisation des travaux d’intérêt communautaire », témoigne encore Amokrane Mohand Kaci.

L’ascension du pic : une ambiance bigarrée de fête foraine empreinte de gravité

L’ambiance monte crescendo au fur et à mesure de l’arrivée des « pèlerins ». Ce sont  d’abord des familles issues du village organisateur qui arrivent les premières et prennent  leurs quartiers. Vieilles femmes ou mères de famille, escortant des enfants et, surtout, des jeunes filles ouvrent le bal et jettent leur dévolu sur des endroits  ombragés, à l’ombre des cèdres et des chênes-lièges  au feuillage léger et rare mais qui procure suffisamment d’ombre pour se protéger du dard d’un soleil qui devient particulièrement tenace quand il arrive  à son zénith. Ces familles y camperont une bonne partie de la journée, en attendant de se joindre à la foule qui part à l’assaut du pic.

Puis, par vagues successives, arrivent les visiteurs qui viennent de partout et prennent  possession des lieux. On est surpris par l’explosion des couleurs et des murmures, des éclats de voix qui proviennent de la foule, mélange de rires, de conciliabules en tous genres et de chants de louanges qui montent des cimes de petites collines qui parcourent le sentier qui monte en escalier jusqu’au sommet de la pyramide rocheuse.

Pour y  parvenir, il faut cheminer à travers un sentier escarpé envahi de pierres et bordé, par endroits, de ronces et d’arbustes sur lequel, signalait ce document anonyme que nous avions consulté, « les femmes accrochaient, jadis,  des foulards et des pièces d’étoffe qui sont des ex-voto, des fétiches auxquels elles prêtent une heureuse influence ».

L’ascension commence, calme et fluide. A mesure que l’affluence augmente entre dix heures et midi, le mouvement de la foule gagne en crescendo. Le spectacle visuel de l’ascension dévient des plus prenants, un véritable panache joyeux et animé de mouvement et de couleurs constituées de nuances vives et chatoyantes des vêtements des femmes où se côtoient les robes traditionnelles des anciennes et les tenues modernes et estivales des jeunes filles à l’élégance qui ne manque pas d’exciter le regard le plus pudique de jeunes gens qui participent à l’ascension.

Le rite, sa signification et son mystère

C’est autour du mausolée, là-haut, presque dans les nuages que se concentre l’essentiel de la journée, le moment où la cérémonie dévoile un autre pan de sa liturgie, de son ésotérisme et de sa mystique, de son mystère.

Pendant que les hommes, jeunes et moins jeunes, contemplent les splendeurs chaotiques qui les entourent et découvrent le moutonnement des collines et des monts qui se dressent au milieu d’étroites vallées, les femmes investissent le temple, une vieille bâtisse presque en ruine qui a servi de poste d’observation aux soldats français et qui fait, désormais, office de lieu de culte. Une espèce de chapelle au décor sommaire et dépouillé de toute représentation pieuse ou funéraire : juste un trou dans le mur qui ressemble, à s’y méprendre, à un confessionnal d’église.

Sur le sol, un semblant d’autel sur lequel on allume des bougies. C’est le moment où ce rocher révèle son pouvoir de traumaturge, un lieu-dit qui a l’étoffe d’un « Aassas » vénéré et doté de pouvoirs d’oracle capable de miracles et auprès de qui on vient implorer une surhumaine protection et demander la baraka, faire des invocations en tous genres : femme mal mariée ou n’arrivant pas à infanter, jeune fille inquiétée par un long célibat où vieille femme éplorée par l’absence trop longue d’un fils, on vient à Azrou N’Thour faire un vœu.

« Pour moi et pour tous les jeunes de ma génération, c’est juste une fête traditionnelle. Ce n’est pas le cas de ma mère, par exemple et par extension de la majorité des femmes qu’on ne peut pas convaincre qu’Azrou Nthour est seulement un lieu-dit, un rocher sans aucun pouvoir réel « , nous dit encore Amokrane, un cinquantenaire et ingénieur en informatique de profession.

« Pour moi, c’est juste une fête traditionnelle, un lieu de rencontre et de socialisation. D’ailleurs, il y a eu beaucoup de mariages qui se sont accomplis, à la suite de rencontres entre filles et garçons, à l’occasion de l’Assensi. Surtout du temps où les moyens de communication modernes (internet et téléphone mobile n’existaient pas) et où il y avait moins de liberté de mouvement pour les jeunes femmes », témoigne encore notre interlocuteur.

« Dagui yella zhou, yella rabbi (ici on peut passer de bons moments et exprimer sa foi en Dieu », nous a avoué une vieille femme croisée, lors de l’une de nos excursions sur les lieux, à l’occasion de la célébration de cette fête traditionnelle.

Un point de vue qui témoigne que les attentes et les motivations qui poussent d’aucuns à accomplir le pèlerinage d’Azrou N’thour n’ont vraiment pas changé.

Le terrain se prête facilement à d’autres dérivatifs ludiques et devient, pour ainsi dire, une scène grandeur nature où l’on s’adonnent à de curieuses mises en scène et d’échanges interindividuelles, des postures qui inclinent souvent au jeu du chat et de la souris aux codes d’une société ou modernité et tradition sont entre chiens et loups.

Ici, on vient pour voir et être vu, faire des invocations en tout genre et s’attendre à un retour de bénédiction.

Azrou N’thour, un saint d’opérette ?

L’esprit est assailli par moult interrogations sur le sens de la célébration et au statut de saint conféré à ce lieu-dit que certains n’hésitent pas à lui dénier. Restent les légendes qui sont immuablement racontées pour attester des vertus miraculeuses de ce sanctuaire à la sacralité diffuse car contestée et sujette à railleries.

Pour les tenants du dogme religieux, le rituel sacré qui s’y tient incline au sacrilège; les non-croyants et les agnostiques décèlent une sorte de trivialité dans ces effusions  ostentatoires à la gloire d’un rocher qui passe, pour ainsi dire, pour un saint d’opérette.

Lieux de fusions et de mélanges étonnants et détonants, de curieux contrastes qui amalgament  spiritualité et excentricité, Azrou Nthour peut constituer, pour tout observateur des phénomènes sociaux, un champ d’étude et d’analyse des comportements collectifs.

L’espace d’une journée, le lieu devient le théâtre où se joue une dramaturgie à l’échelle de l’homme. Sur ces rochers escarpés d’aucuns n’hésitent pas à accrocher leurs espérances les plus folles, d’autres leurs phantasmes, comme ces jeunes filles et garçons qui s’adonnent sur le parcours de l’ascension vers le haut du pic, au jeu de la séduction.

Azrou N’Thour devient, pour ainsi dire, un exutoire, une regroupement pour un exorcisme collectif.

Beaucoup ne croient pas au pouvoir protecteur du saint patron local mais s’enthousiasment devant la majesté et la beauté du site et de la fête qui s’y déroule et à son pouvoir de créer de la joie et de la convivialité. Site de villégiature par excellence, Azrou N’thour peut constituer une destination touristique de montagne. Un potentiel qui reste, malheureusement, inexploité.

Samia Nait Iqbal

 

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