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Aumer U Lamara : « C’est Mohammed Harbi qui a voulu être traduit en tamazight »

Couverture de Mohammed Harbi

Le tome 1 des mémoires de Mohammed Harbi, Une vie debout (1), vient d’être traduit en langue tamazight sous le titre « Tudert deg yiseɣ », par l’écrivain Aumer U Lamara. Il est publié par les éditions Koukou à Alger (2). Il est désormais disponible en librairies. Le traducteur vers tamaziɣt, Aumer U Lamara répond à nos questions.

Le Matin d’Algérie : Comment est venue cette idée de traduction en tamazight du livre de Mohammed Harbi, Une vie debout, déjà publié en français depuis plusieurs années chez La Découverte à Paris, puis chez Casbah Editions à Alger ?

Aumer U Lamara : C’est à la demande de Mohammed Harbi que j’ai entrepris cette traduction, un pavé de 350 pages, qui m’a pris près de 6 mois, entre 2023 et 2024. J’ai accepté avec un grand plaisir, sans hésiter, cette demande qui revêt pour moi une importance majeure dans le processus de légitimitation de la langue tamaziɣt dans notre pays.

Le Matin d’Algérie : Pour Mohammed Harbi, cette traduction en tamaziɣt constitue donc un acte militant ?

Aumer U Lamara : Bien évidemment ! Il répondra mieux que moi à cette question. Il le dit d’ailleurs explicitement dans le message écrit qu’il m’a transmis (3) :  « Mes opinions sur la question des langues en Algérie sont clairement expliquées dans mes ouvrages et mes positions publiques […] les fondements de la société algérienne demeureront inachevés tant que cette question n’est pas résolue… ».

Il s’agit d’en finir avec l’autisme politique et culturel, la négation et/ou la marginalisation de l’identité et de la culture algérienne dans ses expressions populaires, tamaziɣt et darǧa. L’initiative de Mohammed Harbi peut être interprétée comme une réponse et une disqualifiction des faussaires de l’arabo-islamisme. La manipulation des enfants, pour ne pas qu’ils apprennent la langue tamaziɣt à l’école, dans ce piège macabre tendu par le pouvoir, avec « tamaziɣt langue facultative », l’a profondément révolté. « Cette question m’obsède », écrit-il.  

Le Matin d’Algérie : La traduction en tamaziɣt d’un tel type d’ouvrage historique est une première. Est-elle une tâche aisée selon vous ?

Aumer U Lamara : Non pas du tout ! Autant le sujet est exaltant, faire parler les acteurs du mouvement national dans leur langue, autant les difficultées sont décuplées du fait de l’absence d’une terminologie adéquate pour les domaines politiques et idéologiques. L’usage principalement du lexique de tamaziɣt moderne, ouvrage collectif publié par Mouloud Mammeri dans les années 1970 (4), a été une aide appréciable et demeure un outil incontournable pour la traduction.

Aussi, reconnaissons que notre travail a été facilité par le style de Mohammed Harbi, par son écriture sobre, synthétique, qui ne s’encombre pas de pédantisme littéraire, sauf pour quelques envolées « idéologiques » sur le marxisme, que j’ai synthétisées comme je pouvais avec le bon sens paysan amaziɣ. 

Le Matin d’Algérie : Revenons au contenu du livre : qu’apporte-t-il aux lecteurs ?

Aumer U Lamara : Le mieux est d’écouter Harbi, dans l’avant-propos : « À travers mon expérience, je veux comprendre la façon dont ont été vécus des événements d’autant plus importants qu’ils ont fait passer l’Algérie — et mon village en Algérie — d’un monde de tradition, vivant de façon complexe car travaillé par les effets de la modernisation, liée à la colonisation, à une Algérie devenue État, sans tout à fait se consolider comme nation. Il s’agit d’éclairer des devenirs, non pas à partir d’un vécu particulier — bien qu’il se présente à la première personne — mais d’un vécu collectif. Je me fais, en quelque sorte, historien recueillant un témoignage — le mien — sur une époque ; et je me fais sociologue recueillant une « histoire de vie » pour accéder à la compréhension interne d’une société… »

De la vie d’un enfant privilégié au village d’El Harrouch, au lycéen-militant nationaliste au sein du MTLD à Skikda dans les années 1940, puis à l’étudiant-militant à Paris, la trajectoire s’accélère après le déclenchement de la révolution algérienne en 1954 ; Harbi intègre la Fédération de France du FLN, puis le GPRA à Tunis et au Caire. C’est un témoignage in situ, vécu de l’intérieur, du fonctionnement du FLN, ses forces et ses faiblesses, qui a mené le combat algérien vers l’indépendance, mais aussi l’apparition déjà de pratiques condamnables qui ont conduit le pays dans l’impasse actuelle. En lisant Harbi, on comprend que les manipulations que nous vivons en 2024 avec les dernières élections présidentielles, étaient déjà dans le logiciel du FLN pendant la guerre de libération nationale.

Le Matin d’Algérie : C’est-à-dire ?

Aumer U Lamara : Un exemple pourrait suffire à traduire les dérives et perversions qui sont apparues et qui se sont consolidées tout au long de la guerre jusqu’à la prise du pouvoir en 1962 : la mainmise de l’aile militaire du FLN, depuis la monopolisation du pouvoir par les colonels (Krim, Bentobbal, Boussouf), puis l’apparition du bloc militaire radical à la frontière tunisienne, avec Boumediène, Ali Mendjeli, Kaïd Ahmed et d’autres, qui ont doublé les colonels par une surenchère nationaliste, et pris le pouvoir par la force en 1962 avec les armes envoyées par gamal Abdel Nasser.

Mohammed Harbi décrit, par son témoignage vécu, la croissance d’un danger que personne ne pouvait arrêter. Les résolutions du congrès de la Soummam (primauté de l’intérieur sur l’extérieur, primauté du civil sur le militaire) ne faisaient pas le poids pour instaurer un Etat civil, face à la violence structurelle établie, à l’ingérence soutenue et à l’aide militaire importante de l’Egypte de Gamal Abdel Nasser. Le témoignage du major Fathi El Dib (5), conseiller de Nasser pour l’Afrique du Nord est édifiant …

L’autre révélation en profondeur pour le lecteur, c’est la description des étape de création de la Fédération de France du FLN en France, dans laquelle il est l’un des acteurs, celle qui est devenue le poumon de la révolution algérienne par le financement de la guerre avec les cotisations des travailleurs algériens, la propagande au service de la révolution, la lutte contre le MNA de Messali Hadj et la fourniture de cadres pour le futur GPRA. La Fédération de France a même rédigé un projet de constitution algérienne laïque en vue de la fin proche de la guerre de libération. Ce projet de constitution existe aujourd’hui ; il mérite d’être connu, car il aurait conduit à une autre Algérie. 

Le Matin d’Algérie : Quelles sont les difficultés particulières rencontrées dans cette traduction en tamaziɣt ?

Aumer U Lamara : La première ‘’réparation de l’histoire’’ qui a été faite avec cette traduction c’est d’abord de remettre à sa place la langue du peuple avec laquelle s’exprimaient les hommes (et les femmes) qui combattaient sur le terrain, tamaziɣt et la langue darǧa bien évidemment.

La difficulté notable est celle propre à toute traduction, comment rendre le message écrit dans une langue différente, langue source, sans tomber dans la copie, mais aussi en y accordant l’aspect culturel et symbolique propre à la langue destinataire. Une clé simple a été utilisée : relire à haute voix ce qu’on écrit, faire écouter quelqu’un d’autre. On se rend compte immédiatement de ce qui est recevable et de ce qui apparaît comme un artifice, et qui ne passe pas. C’est un travail qui prend du temps, mais qui n’est pas impossible !

Le Matin d’Algérie : On peut donc traduire n’importe quel livre vers la langue tamaziɣt ?

Aumer U Lamara : Bien évidemment ! Il faut commencer par bien évaluer la quantité de travail pour ne pas trahir l’oeuvre source. C’est le premier contrat : la déontologie.

L’usage des néologismes en tamaziɣt (quand c’est absolument nécessaire pour des raisons de précision) est en train d’avancer et de se « démocratiser », avec peu de résistance de ceux qui veulent absolument garder une langue tamaziɣt « pure », c’est à dire celle que pratiquaient nos ancêtres, la langue de Yugerten  !

Des travaux sérieux en linguistique amaziɣ sont produits régulièrement un peu partout dans l’aire amaziɣ et à l’étranger. L’enjeu reste la nécessité de convergence de tous ces travaux par la création de réseaux et d’institutions de coordination souples, afin de contourner les chauvinismes nationaux ; la ressource humaine est là : la mobilisation croissante des jeunes générations pour les études amaziɣ et la production littéraire est aujourd’hui un fait tangible.

Ainsi, le message de Mohammed Harbi, avec cette traduction de son témoignage en tamaziɣt, constitue un catalyseur de poids.  

Le Matin d’Algérie : Le tome 2 du témoignage de Harbi, couvrant l’après 1962, jusqu’au coup d’État de Boumediène en 1965, n’est pas encore paru. Il est attendu depuis plusieurs années. Sera-t-il traduit en tamaziɣt ?

Aumer U Lamara : Naturellement, je le ferai avec plaisir si Mohammed Harbi me fait confiance de nouveau pour continuer ce travail de traduction. 

La rédaction

Notes :

(1) Une vie debout, mémoires politiques, tome 1 : 1945 – 1962, Mohammed Harbi, édition La Découverte, Paris 2001 et Casbah éditions, Alger 2001.

(2) Tudert deg yiseɣ, traduction en tamaziɣt  du titre « Une vie debout », Mohammed Harbi, éditions Koukou, Alger 2024.

3) Message de Mohammed Harbi : « Mon cher Aomer Oulamara. Je vous remercie d’avoir accepté d’assurer la traduction amazighe de mon ouvrage. Mes opinions sur la question des langues en Algérie sont clairement expliquées dans mes ouvrages et mes positions publiques. Depuis l’opposition ouvertes de parents d’élèves de Djidjel de dispenser des cours en langue amazighe à leurs enfants, cette question m’obsède. Les fondements de la société algérienne demeureront inachevés tant que cette question n’est pas résolue. Maintenant que ces manifestations ont touché les enfants, la solution urge. Il ne faut pas attendre. Bien à vous. »

Mohammed Harbi, 27 novembre 2023.

4) Amawal n tmaziɣt tatrart (Lexique de berbère moderne), élaboré dans les années 1970 par Mouloud Mammeri et un groupe d’étudiants du cours de tamaziɣt de l’université d’Alger (Benkhemou Mustapha, Zentar Amar, Yahiaoui Amar, etc.).

5) Fathi El Dib, officier des renseignements égyptiens, était l’homme de Nasser pour les relations avec le FLN. Il a publié son témoignage en 1985 sous le titre « Abdel Nasser et la révolution algérienne », éditions L’harmattan, 443 pages, Paris 1985.

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