Dimanche 11 février 2018
« Aurès 1935 », l’exposition qui raconte les Chaouis en photos
Femmes à la source, battant le blé ou modelant l’argile : l’exposition « Aurès, 1935 » présente à Montpellier le portrait saisissant d’une société berbère disparue de la « montagne rebelle » de l’est algérien, dressé par deux femmes d’exception, Germaine Tillion (1907-2008) et Thérèse Rivière (1901-1970), alors jeunes ethnologues.
Les deux chercheuses, dont quelque 120 photos en noir et blanc sont présentées pour la première fois ensemble au Pavillon populaire de Montpellier du 7 février au 15 avril, ont mené à partir de 1935 une longue enquête dans le rude massif de l’Aurès, à la lisière du Sahara, pour le musée d’ethnographie du Trocadéro, devenu en 1937 le musée de l’Homme.
Longtemps oublié et perdu en raison du destin tragique de ses auteures – la déportation de 1942 à 1945 pour la résistante Germaine Tillion et un internement psychiatrique de plus de deux décennies pour Thérèse Rivière de 1948 à sa mort -, leur travail commun sur les quelque 60.000 Chaouia, population berbère qui conservait alors une économie agropastorale organisée autour de ses greniers collectifs – les guelâa – est ainsi mis en lumière.
A Montpellier, le visiteur découvre notamment « de superbes portraits de femmes par des femmes », souligne le commissaire de l’exposition Christian Phéline, qui a choisi pour l’affiche de l’exposition la photo du visage tatoué d’une jeune berbère « forte et sereine » prise par Thérèse Rivière.
La mission des deux jeunes femmes dans le rude massif de l’Aurès, un endroit « reculé, sauvage mais pas exotique pour autant, reste peu connue » au regard de deux autres expéditions phare des années 1930: Dakar-Djibouti (1931-1933) par Michel Leiris et Marcel Griaule et l’Amazonie de Claude Lévi-Strauss (1934), rappelle M. Phéline.
Se déplaçant à dos de mulet dans les montagnes traversées de gorges et dépourvues de route, où la présence coloniale française se résume alors à un administrateur et quatre gendarmes, les deux jeunes femmes « passent deux ans ensemble, en étant totalement intégrées dans la société chaouia », raconte M. Phéline.
– ‘Sauvagerie’ –
Thérèse Rivière, plutôt « ethnographe » de terrain se montre très empathique dans son approche des Aurésiens – un effet renforcé par l’utilisation d’un Leica, qui permet des prises de vue rapprochées – tandis que Germaine Tillion, davantage « ethnologue » est plus portée à la réflexion théorique et utilise un Rolleiflex, qui impose plus de distance avec le sujet.
Il a fallu attendre 1987 pour que soient retrouvés et publiés la centaine de clichés de Thérèse Rivière qui avait illustré l’exposition sur l’Aurès présentée au Musée de l’Homme de 1943 à 1946. Et ce n’est qu’en 2000 qu’ont été retrouvés chez Germaine Tillion par la biographe Nancy Wood quelque 1.200 négatifs pris dans les Aurès à partir de 1935.
L’exposition permet de « resituer ces images dans l’histoire tant esthétique que sociale de la photographie », selon Gilles Mora, directeur artistique du Pavillon populaire qui consacre sa saison 2018 aux rapports entre histoire et photographie.
« Témoignage de la pratique ethnographique des années 1930, les photographies de Germaine Tillion et Thérèse Rivière donnent à voir une société traditionnelle encore préservée » et « ramènent également à la source des engagements algériens de Germaine Tillion après 1954 et à sa pensée d’ethnologue », analyse Christian Phéline.
Lieu, en 1916, d’un soulèvement contre la conscription militaire, l’Aurès sera, dès 1954, l’un des épicentres de la lutte indépendantiste contre le pouvoir colonial français. L’armée française y expérimentera alors la politique de « regroupement » des populations villageoises qui déstabilisera définitivement la société chaouia dont Germaine Tillion avait déjà observé la nette « clochardisation » entre 1935 et 1954.
A la fin de l’exposition, une phrase de la résistante inscrite en noir sur un mur blanc résume son douloureux parcours: « J’étais dans les Aurès avec un sentiment de sécurité complète. La sauvagerie c’est en Europe que je l’ai apprise. A Ravensbrück, vraiment, nous avions à faire à des sauvages ».