Cet été est caractérisé en Algérie par un contexte où le discours, pêle-mêle, sur les pénuries, l’inflation des prix et des groupes «mafieux » qui organiseraient le trafic et la hausse scandaleuse des prix des oignons… et des légumineuses.
Toutes ces problématiques ont donné lieu à des publications ironiques sur la gestion politique désastreuse du pays et des explications inconsistantes données par les gestionnaires du pays qui recourent à l’argument de la consommation excessive des légumineuses en période estivale.
Si cet argument constitue une des raisons de cette pénurie, il ne pourrait l’être qu’à une échelle minime, si minime qu’elle ne mériterait guère d’être citée.
En revanche, cette situation devrait inciter à se poser la question profonde et qui vaille la peine d’être posée au sujet du pouvoir d’achat des Algériens. Pourquoi se tournent-ils vers les légumineuses en période estivale ?
Les Algériens auraient-ils découvert les vertus des légumineuses ? Se ligueraient-ils avec les groupes mafieux pour organiser ces pénuries de sucre … et cette inflation des prix des fruits, des légumineuses… contre eux-mêmes puisqu’ils sont les premiers à en payer le prix ?
Soyons sérieux, cette diversion est indigne. Elle est un déni de la situation des Algériens qui peinent à nourrir leurs familles et elle doit interpeller le pouvoir.
Le pouvoir d’achat des Algériens s’est effondré, nombre d’Algériens ont éliminé de la liste de leurs courses la viande, les fruits et bien d’autres légumes.
De quelles denrées se nourrissent-ils ? Et à ce rythme-là, comment continueront-ils de se nourrir ? Là est la vraie question à laquelle le gouvernement ne répond pas et à laquelle Il ne compte pas non plus apporter de solutions ni à court terme ni à long terme.
Pendant ce temps, la censure du film « Barbie » a été érigée comme une priorité imminente pour le pays si bien qu’elle a donné lieu à une couverture médiatique où l’Algérie apparaît comme un pays qui exerce une censure cinématographique comme peuvent l’être certains pays du Golfe tel le Koweït par exemple. Notons en passant que l’Égypte a octroyé une autorisation de diffusion du film.
Mais si un film suscite une réaction aussi disproportionnée, la question sous-jacente est : qu’en est-il du sort des personnes elles-mêmes ?
Cette censure au-delà du film témoigne s’il en est d’une autre réalité, à savoir le déni du pouvoir des femmes – vraie thématique du film- ainsi que la place contestée et interdite des personnes homosexuelles, LGBTQ+ en Algérie. Rappelons qu’un pays très conservateur comme l’est l’Iran, qui criminalise l’homosexualité, accorde aux personnes qui désirent changer de sexe une autorisation de procéder à une chirurgie pour ce faire, cette opération et de surcroît prise en charge par l’État et ce depuis le milieu des années 1980. Le Pakistan autorise, depuis 2016, des personnes transgenres à se marier si elles sont des attributs masculins ou féminins visibles. Ce débat n’est même pas à l’ordre du jour en Algérie.
Cette censure en Algérie, donne malheureusement un aperçu bien triste si ce n’est inquiétant à tous ceux/celles qui seraient tenté-e-s de revendiquer ou d’assumer leur identité sexuelle.
Néanmoins en termes d’image et de respect des droits des personnes, cette gouvernance donne plus largement l’image d’un pays qui dénie aux uns et aux autres des droits de liberté d’expression et d’association, les droits syndicaux, le droit des minorités religieuses, linguistiques, culturelles et sexuelles…la liste est longue.
Autant dire que tous ces droits sont liés. Rares sont les pays qui accordent la liberté d’expression et d’association et n’interdisent pas les autres droits. L’accès aux droits aujourd’hui ne peut être dissocié de son principe intangible qui est l’indivisibilité des droits. Cette approche est aujourd’hui, la seule reconnue comme celle se conformant réellement à la notion de respect des droits humains, garantissant les droits des individus et des groupes humains dans leur spécificité et diversité.
L’autre réalité qui est évacuée par cette censure est la réalité de l’accès aux salles de Cinéma. Dans un pays qui compte en 2023 moins de salles de cinéma qu’il n’en comptait pendant la période coloniale et après l’indépendance, la fixation portée sur un film qui n’est ni révolutionnaire, ni subversif, est pathétique. Là encore le problème de fond n’est pas posé.
S’agissant dudit film, il enregistrera peut-être des records dans le box-office avant de rejoindre la liste de films relégués partout aux oubliettes sauf chez les Algériens qui se souviendront que ce film censuré à la hâte et dans une fébrilité incompréhensible empreinte d’une peur risible, l’a été comme le fut jadis le spectacle de Linda de Sousa pourtant pas réputée pour être sulfureuse. A l’époque les pressions de la frange islamiste avaient eu raison de ce spectacle.
Aujourd’hui les héritiers de cette frange sont inquiétés, mais force est de constater que certaines des idées qu’ils prônaient sont reprises par les dirigeants actuels qui -en plus- les mettent en œuvre sous prétexte de protection d’une certaine moralité publique qu’ils sont les premiers à fouler. L’histoire retiendra également la chasse aux couleurs de l’arc-en-ciel, interprété à tout va comme l’emblème des LGBTQ+. Une chasse inénarrable.
Rappelons que la fermeture des salles de cinéma, fait partie de ce déni de l’accès à la culture. Les Algériens ne se transformeraient-ils qu’en consommateurs invétérés de légumineuses mais pas de culture ? Ne s’agit-il pas d’un droit ou d’une nécessité ? Une nécessité vitale ? Oui, osons le mot ! Aujourd’hui, nous constatons que même un pays en guerre comme l’est l’Ukraine, tente de maintenir des espaces d’accès à la culture via la musique, le documentaire et les films…
Bien sûr, certains spectacles, livres… sont maintenus. Mein Kampf, le livre d’Adolphe Hitler par exemple n’est pas interdit, du reste, il est toujours commercialisé. Certains ouvrages notamment des essais produits par des Algériens ont été interdits au forum des livres d’Alger. Comment doit-on comprendre cette attitude des autorités ?
Les ouvrages et les spectacles maintenus, le sont uniquement parce que la chose politique relative à l’Algérie et ce à quoi on la rattache, à son corps défendant, jugée à tort ou à raison comme politique, n’est pas (explicitement) évoquée. Notons que l’enjeu de la censure est en définitive politique.
En outre la censure de l’accès à la culture ne concerne pas uniquement les films. La guerre à la culture se fait par l’interdiction de certains ouvrages, de films (le film algérien de Bachir Derrais sur l’immense Larbi Ben M’hidi qui ne traite pourtant pas de la cause LGBTQ+ n’est pas sorti) et nombre de rencontres culturelles autour de livres et de débats, est révélatrice d’une tentative d’empêcher la réflexion, l’analyse et la critique. Et pour ceux qui ont osé/oseront défier le régime, les arrestations par dizaines, l’emprisonnement arbitraire et le harcèlement judicaire font office de régulation de la pensée.
Au niveau pratique toute censure suscite la curiosité et mène au contraire à la surmédiatisation. Les Algériens qui voudront voir ce film vont le faire dans quelques temps à travers les chaînes de télévisions européennes auxquelles ils ont accès à travers les milliers de paraboles adossées à leurs fenêtres, des paraboles qui constituent elles -mêmes des fenêtres sur un monde et un ailleurs vers lequel ils migrent virtuellement quand ils ne passent pas à l’action en empruntant des moyens peu sûrs pour échapper à des vies qu’ils jugent trop moribondes pour être vécues.
Doit-on en conclure que, de la crise des légumineuses aux prix des légumes devenus inaccessibles pour tant d’Algériens, la vie de ces derniers serait devenue si insignifiante au point qu’on chercherait à la réduire à l’état végétatif faute de les transformer eux-mêmes en légumes ?
Ouerdia Ben Mamar