Du silence naissent des voix qui portent en elles ses tremblements. Celle de Basma Omrani en est une, profonde et fragile. Dans Sursis à volonté, son premier roman, elle fait vibrer la vie de Sobhi, un homme en déséquilibre, errant dans une société sourde, entre mémoire fracturée, solitude nue, et vertige d’exister. Son écriture, dense et rythmée, révèle le délitement intime, l’exil intérieur, la quête obstinée d’une lumière — aussi ténue soit-elle. Ce livre ne se contente pas de raconter ; il crée un refuge où s’entendent enfin ceux que l’on tait.
Basma Omrani a accepté de se livrer avec la même intensité qui traverse ses pages : sincérité, pudeur et un regard aigu posé sur le réel, porté par une exigence littéraire rare. Rencontre.
Le Matin d’Algérie : Votre roman s’intitule Sursis à volonté. Pouvez-vous nous parler de ce choix de titre, à la fois paradoxal et poétique ?
Bessma Omrani : Sursis à volonté n’était pas mon premier choix de titre. Mais au fil de l’écriture, il s’est imposé presque naturellement. Le personnage principal évolue dans une sorte de labyrinthe intérieur, dont il ne parvient pas à s’extraire. Il avance dans un équilibre précaire, qu’il doit reconstruire à chaque instant. Il se sent en permanence incompris, écrasé, exclu de la vie, et de sa propre vie. Il aurait pu connaître d’autres possibles, dignes d’une vie humaine, mais rien ne se présente à lui.
Le Matin d’Algérie : Sobhi, votre personnage principal, traverse une forme de précarité existentielle. Est-il inspiré d’une personne réelle ou est-il une somme de figures croisées, imaginées, pressenties ?
Bessma Omrani : Lorsque je me promène dans les rues de Tunisie ou de Paris, je suis frappée par les visages vides, les corps fantomatiques, chacun absorbé par son smartphone, coupé du monde extérieur. Je crois profondément que la littérature est un lieu d’empathie entre les êtres.
J’ai voulu écrire et décrire cette perte d’épaisseur humaine dans nos sociétés contemporaines. Chaque jour, on assiste à des scènes glaciales d’indifférence, qui blessent. Sobhi est toutes ces personnes que j’ai croisées. Sobhi incarne cette tentative de comprendre autrui. Je suis attirée par les écritures qui donnent une voix aux solitaires, aux aliénés, aux fous, aux amoureux, aux marginalisés. Oui, donner la parole à ceux qui ne l’ont pas.
Le Matin d’Algérie : Le roman donne une voix à ceux qu’on n’entend pas. Écriviez-vous avec une forme de mission ou de devoir éthique ?
Basma Omrani : Lorsque j’ai entamé l’écriture de cette histoire, je ne savais pas où elle allait me mener. Je voulais dénoncer les ravages de la solitude, de la pauvreté, du vide existentiel que traversent tant de gens. Je voulais aussi démystifier l’image idéalisée de l’Europe : arrêter de croire qu’elle offre des solutions à tous les problèmes, et évoquer ces immigrés qui se sentent marginalisés, stigmatisés, souvent confrontés à des conditions de vie très précaires.
Le Matin d’Algérie : Votre langue est à la fois sobre et très travaillée, poétique sans ostentation. Quelle est votre relation au style ? Est-ce un acte de résistance face à la banalité ?
Basma Omrani : Tout au long du processus d’écriture, j’ai écouté beaucoup de musiques très différentes. Cela a été pour moi une véritable source d’inspiration. La musique a ses propres battements, ses rythmes, et je pense que cela a influencé mon style. J’ai opté pour des phrases courtes, pour créer un rythme saccadé qui pousse le lecteur à avancer. Je voulais que l’écriture soit presque cinématographique, comme si une caméra suivait Sobhi, en gros plan, captant son visage, sa mémoire, et la réalité qui l’environne.

Le Matin d’Algérie : On sent chez Sobhi une quête de sens, un besoin de respirer autrement. Est-ce que cette quête est aussi la vôtre, en tant qu’écrivaine et femme ?
Basma Omrani : En écrivant ce roman, j’ai goûté à une liberté nouvelle, et il m’était impossible de revenir en arrière. Il y a un avant et un après l’écriture. Écrire, pour moi, c’est à la fois un besoin et un tourment.
Le Matin d’Algérie : L’espace urbain semble peser sur les personnages. Quelle importance accordez-vous à la ville dans votre roman ? Est-elle un personnage à part entière ?
Basma Omrani : Dans ce roman, l’espace finit par envahir le personnage : sa mémoire, son intimité. Sobhi se sent agressé par tout ce qui l’entoure : les immeubles, l’architecture sans âme, les trottoirs, les lieux de vie… Ce n’est qu’à la fin du roman, lorsqu’il change d’environnement, qu’il parvient enfin à faire la paix avec lui-même.
Le Matin d’Algérie : La solitude traverse tout le texte. Est-elle une condition moderne selon vous, ou un symptôme d’une société plus largement malade ?
Basma Omrani : L’écriture nous confronte à la solitude, une solitude nécessaire. Pour écrire, pour descendre en soi et atteindre ce qui est enfoui, il faut être seul. Pour moi, cette solitude est un rempart, une condition essentielle pour se détacher du superficiel et aller vers l’essentiel.
Le Matin d’Algérie : Quel rôle jouent les femmes dans l’univers de Sobhi ? Sont-elles absentes par choix, par fragilité, ou par lucidité ?
Basma Omrani : Sobhi a une relation complexe avec les femmes. Il les perçoit comme une menace pour son indépendance émotionnelle. S’engager, pour lui, c’est s’exposer, risquer d’être abandonné. Seule la sexualité devient un refuge. Le chapitre avec la prostituée illustre bien cette dynamique : Sobhi cherche à dominer, à contrôler. Cette agressivité est une manière de se protéger de l’amour, en ne laissant place qu’au désir brut, sans tendresse. Le lecteur comprendra les racines de ce comportement en avançant dans le roman.
Le Matin d’Algérie : Vous êtes née à Sfax et avez étudié à la Sorbonne. Comment ces deux univers, tunisien et français, nourrissent-ils votre écriture ?
Basma Omrani : Cette double appartenance à deux pays m’a permis de voir les choses autrement. Elle me permet aussi d’éprouver des émotions complexes, de prendre du recul, de mieux comprendre certaines situations. C’est une richesse, mais aussi parfois un tiraillement.
Le Matin d’Algérie : On parle souvent de « premier roman » comme d’un rite de passage. Sursis à volonté est-il pour vous un point de départ ou une fin de cycle ?
Basma Omrani : L’écriture d’un premier roman est une aventure à la fois vertigineuse et exaltante. On s’y engage sans savoir si l’on sera publié, sans savoir où cela nous mènera. Ce fut pour moi une expérience bouleversante. C’est un moment de bascule dans ma vie. Plus j’écris, plus je trouve du temps pour le faire, et plus je m’en libère. L’écriture m’ouvre des espaces de respiration intérieure. C’est un travail de recherche, d’introspection, un véritable plongeon dans l’inconnu.
Le Matin d’Algérie : Quels auteurs ou autrices vous accompagnent dans votre parcours d’écriture ? Y a-t-il des lectures fondatrices ?
Basma Omrani : Je suis profondément marquée par Dostoïevski, pour son exploration saisissante de la psychologie humaine. Ses personnages sont tourmentés, profonds. Il pose des questions existentielles sans jamais offrir de réponses faciles. J’admire aussi Kafka, Zweig, McCullers, Calvino, Hemingway… et tant d’autres. J’aime les récits qui poussent les personnages à l’extrême, et qui montrent comment, sous la pression de leurs désirs, de leurs peurs ou de la société, ils basculent… et parfois se réinventent.
Le Matin d’Algérie : Ce roman est publié à la fois en Tunisie et en France. Avez-vous reçu des échos différents selon les lecteurs des deux rives ?
Basma Omrani : J’ai reçu de très beaux retours en Tunisie, ce qui m’a profondément touchée. En France, le roman vient tout juste de paraître, et j’ai reçu quelques retours encourageants de la part de mes amis proches.
Le Matin d’Algérie : Si vous deviez choisir un tableau, une chanson ou un film qui résume l’état d’âme de Sobhi, lequel choisiriez-vous — et pourquoi ?
Basma Omrani : Mi par d’udir ancora d’Enrico Caruso. Je suis incapable d’expliquer précisément le choix de cette musique, mais elle m’a habitée tout au long de l’écriture. Elle est restée en moi comme une empreinte sonore, une sorte de fil invisible.
Entretien par Djamal Guettala
Publié aux éditions Zayneb en Tunisie et L’Harmattan en France, Sursis à volonté est un éclat poétique dans la grisaille du monde, un appel vibrant à ne jamais renoncer à la quête du sens et de la liberté.