Lundi 12 février 2018
Bedeau comme Bedos
En charge du bon déroulement d’une procession ou messe, le bedeau précède ordinairement au sein de l’église le clergé de manière à lui faciliter le passage entre des ouailles disposées à ouïr le message évangélique. Ce serviteur laïc participe ainsi au conditionnement de croyants prêts à réceptionner les sermons du collège solliciteur, une contribution comparable à celle de courtisans zélés préparant l’opinion algérienne à accepter le cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika. Au même titre que le comique Smaïn, qui appuyait en avril 2014 le quatrième, Guy Bedos donne, depuis l’entretien du 02 février 2018 concédé au quotidien El Watan, l’impression de pareillement prêcher la sainte parole en faveur de la prorogation d’un Président dont la politique serait, selon lui, glorifiée car son règne réconciliateur et clientéliste a permis de mettre tous les feux rouges au vert.
Effectivement, depuis la « Rahma » (Pardon affilié à la concorde civile ou grâce amnistiante) accordée le 08 juillet 1999 aux djihadistes de l’Armée islamique du salut (AİS), cette couleur terminale donne le ton général de la bienséance, imprègne des mentalités à corseter de morale essentialiste, nuance les accents trop modernistes des adeptes de la sécularisation, fait office de marqueur au « parcœurisme » scolaire, aux frontières cognitives et à l’aperception historique, surligne les contre-apparences de l’altérité culturelle, uniformise les maquillages féminins jugés trop aguicheurs alors que le marché informel des maffieux enturbannés offre aux musulmanes la palette polychrome de slips, culottes, strings et soutiens-gorges rangés par taille sur l’étal des bazars du trabendo. Toute la panoplie de la parfaite séductrice ou « papicha » arrive en cargaisons cartonnées, s’entrepose dans les casiers des ports secs depuis que les leviers du libéralisme sauvage formatent les prés carrés de quelques reclassés des cabinets secrets, des fratries de la pseudo-« Famille révolutionnaire », des militaires rangés de l’ancienne zone tampon et de leurs progénitures ou consanguins. Organisant les choses en réseaux, ces clans de grossistes localisent les marchandises et les rabatteurs islamistes les écoulent par doses homéopathiques sur les trottoirs des principales villes. Chaque intermédiaire trouve son compte et c’est peut-être aussi pour cela que l’humoriste parisien jaugeait l’Algérie plus apaisée et ses habitants moins stressés, voire joyeux ou satisfaits.
À l’inverse du ressenti des séjours précédents, il lui semblait cette fois « (…) que les Algériens allaient plutôt bien », que ceux croisés lors de la célébration du Nouvel an berbère « (…) étaient très apaisés (…) plus paisible et (…) heureux», exprimaient davantage de satisfactions en direction de l’assigné à la résidence médicale de Zéralda, alors qu’auparavant les critiques le vilipendaient « (…) en évoquant par exemple le manque de démocratie ». Gelée en vertu de manœuvres inhérentes à l’accaparement du pouvoir, au maintien du statu quo tutélaire, la libre confrontation des idées demeure à la merci des imprimaturs du haut commandement de galonnés autoritaires, souffre de leurs décisions discrétionnaires consistant à affaiblir les républicains au profit d’un ordre religieux et policier. L’un sert d’épouvantail, l’autre de bouclier sécuritaire et ces deux faces de la pièce montée renforce les pressions d’une hiérarchie influençant les arbitrages de procureurs poussés à déclarer illicites les grèves de fonctionnaires que des directions soumises licencient ensuite pour mieux éradiquer les contestations et mouvements sociaux. L’arrestation des non-jeûneurs et d’amoureux se tenant la main, des blogueurs ou internautes moquant Bouteflika, des dessinateurs le caricaturant, l’emprisonnement des Ahmadites, Mozabites ou journalistes et le récent tabassage des médecins résidents devaient en principe tempérer les ardeurs et éclairer le regard d’un gars du douar (Bedos) persuadé de séjourner non pas dans un environnement répressif mais (pour reprendre ici la fin du poème d’Anna Gréki Juste au-dessus du silence) là où « Le bonheur tombe dans le domaine public ». À ses yeux, le ravissement stagnait au cœur de la capitale algérienne puisque « (…) les gens pouvaient dire et faire ce qu’ils veulent », puisque le revenant y discernait « (…) la présence d’une grande liberté de ton et de vie», puisque cette appréhension ne trompe pas lorsqu’on l’a « (…) constate soi-même » : désormais, plus besoin « (…) d’entendre des mots », il suffit de respirer l’atmosphère enchanteresse d’autochtones tranquillisés et conquis.
Les illusions de l’heure germaient au centre d’un biotope éloigné des réalités pesantes auxquelles sont confrontés les Algériens de l’intérieur et ces trompe-l’œil-là rappellent ceux déviant la perspicacité des intellectuels de la décennie 80, certains que l’après-Boumediène (décédé le 27 décembre 1978) allait desserrer l’étau des privations, décrisper les esprits formatés aux slogans de la Charte nationale (1976), ouvrir la voie de « L’Homme qu’il faut à la place qu’il faut » et de « La vie meilleure », marquer un tournant dans l’option irréversible au socialisme vertueux promoteur des produits de premières nécessités et de leurs pénuries, alors que coïncidera à l’arrivée de Chadli Bendjedid (légitimé au mois de janvier 1979) l’abandon de la « Stratégie algérienne du développement » (SAD). Adoptée dès 1966 de façon à transformer une contrée à l’économie moribonde, à la moderniser en moins de deux décennies, elle enclencha un investissement massif assurant l’accumulation mécanique du capital, un processus de stimulation concrétisé grâce à l’établissement de 70 entreprises préférées aux manufactures à visage humain et devenues les motrices technologiques de la monstrueuse « industrie industrialisante », concept locomotive inspiré du modèle soviétique et basé sur la problématique des « Pôles de croissance ». Annoncé le 19 juin 1975 en vue de réaliser la justice sociale promise, le schéma institutionnel prorogeait une idéologie volontariste projetée en guise de marche en avant vers le progrès garanti.
Désarticulé et dévoyé, l’aménagement spatial de Belaïd Abdesslam ne deviendra pas la colonne vertébrale d’un tronc commun émancipateur mais le handicap concentrant la quasi-totalité des revenus des hydrocarbures, manne sous le contrôle administratif de l’État bienfaiteur et providentiel, lequel planifiait depuis 1971 la révolution agraire, gérait via la bolchévisation ou monopolisation des terres, coopératives agricoles et banques la régulation des prix à la consommation afin d’alimenter les circuits de production, commercialisation et distribution. La concentration ou collectivisation à outrance des terroirs et infrastructures (aciéries, métallurgies, raffineries, etc…) entraînera de fréquentes ruptures de stocks au niveau des centrales d’achat, les lourdeurs d’une économie en panne d’imaginations, l’absence de motivation des ouvriers ou démobilisation des employés, le détournement du plan quinquennal de 1980 et le démantèlement des firmes, démembrement amplifié par la chute des tarifs pétroliers.
Aux caisses de devises vidées (1983-1984), suivront l’étranglement budgétaire, le plan d’austérité ou programme d’ajustement (1985), les réformes structurelles du Fonds monétaire international (FMİ), le rééchelonnement de la dette siphonnant les trois quarts des recettes, la baisse des rendements (1986), les facilitations à un secteur privé convoqué pour relancer la machine mais confisquant, par le truchement d’une désindustrialisation sournoise mettant des milliers de travailleurs au chômage, les biens et gains tirés des hydrocarbures, cela non pour investir, prendre des risques innovateurs mais importer encore et encore. Multidimensionnelle, la crise conduira à des dérapages pécuniaires proportionnels aux déblayages ou exils des cadres, à un capitalisme débridé et sans règles, à un système corrupteur avec son lot de petites et grosses commissions, sous-commissions et rétro-commissions, de trafics en tous genres, de bakchichs, magouilles, malversations, surfacturations et évasions fiscales dans les paradis offshores. À cette initiale dislocation-razzia s’arc-boute dorénavant la vaste braderie entamée à l’avantage de prédateurs zieutant sur la soixantaine d’hôtels mis aux enchères, d’oligarques lobbyistes acquéreurs de participations cédées au dinar symbolique, de concessionnaires en attente d’agréments les autorisant à lancer une usine de montage (ou d’assemblage de véhicules) livrée clef en main. L’attraction que génèrent les sociétés nationales, morcelées en entités ou filiales, augure le lissage de joint-ventures échafaudés sous couvert de holdings sujettes là aussi à se débarrasser de centaines de salariés ou contractuels, à désorienter les rapports humains, à menacer l’équilibre écologique dès lors que l’extraction du gaz de schiste devient la cible privilégiée des forces de l’argent. Les habitants du Sud empêcheront le forage de roches-mères argileuses et parallèlement la possible pollution de couches phréatiques ancestrales, interviendront au nez et à la barbe de salafistes pourtant promptes à réagir lorsqu’il s’agit de défendre les intégrités millénaristes. Toujours à contre-courant, ils se tairont en échange de prédictions cathodiques favorisant l’islamisation des cerveaux et occultant les enjeux de l’heure, lesquels touchent également au phénomène de la harga. Celui-ci contraint des adolescents, femmes, étudiants, artisans ou récipiendaires de l’Agence nationale de soutien à l’emploi des jeunes (ANSEJ) à utiliser les circuits de la migration clandestine.
Pendant ce temps, l’Ami Bedos se réjouissait des discutions partagées au café « Milk Bar » avec des Algérois d’une vingtaine d’années. Ceux-ci lui auraient donc confié leur contentement envers un chef d’État à l’alacrité capable de relancer « (…) le pays sur tous les plans et à rétabli(r) la paix après une longue période d’instabilité engendrée par le terrorisme islamiste.». Hors-sol, l’enfant de Kouba et de Bône (Annaba) affichait un optimisme béat contredisant les articles de dizaines d’analystes, s’appliquait à relater la chaleur de promeneurs l’arrêtant pour l’embrasser, prendre des selfies et clamer « Bonjour mon frère, bienvenue chez vous ! ».
L’accueil fut si chaleureux, qu’il pense maintenant s’établir à Alger, y louer un appartement permettant l’écriture de projets. Le dernier en date est un film (Une lettre pour Ambre) prônant la réconciliation des mémoires entre l’Algérie et la France. L’acteur campera l’Algérien Anouar Tikinas (le personnage accompagne Ambre partie à la recherche du père et de ses propres origines), ne jouera à fortiori pas le rôle d’un pied-noir, le scénariste considérant (à tort) que cette étiquette nuirait à l’approche médiatrice voulue alors qu’à notre sens elle aurait réhabilité l’image des nostalgiques ayant su au moment propice dénoncer l’oppression coloniale, apporter leur assistance et cause à l’İndépendance, en rejoignant parfois le camp des maquisards. Le poids des souvenirs négatifs pèse tel un fardeau et nourrit d’une part les amertumes tenaces des tenants de la repentance et d’autre part le sentiment de culpabilité d’un Bedos en quête de relations modérées. Seulement, cette sincère envie de réconciliation lui fait perdre de vue les évidences du désastre intégral affectant tous les champs (économique, social, identitaire, culturel et artistique) d’une société où les convoitises et rivalités des rentiers mèneront aux empoignades de la débâcle finale.
Face aux restrictions monétaires, il y a de moins en moins de possibilités de satisfaire les dévots, d’offrir des cadeaux aux nababs des convoyages de pièces détachées, aux agioteurs des commissions ad hoc et offrandes opaques, à des prébendiers aplaventristes disposés à relayer l’ultime reconduction de « Son Excellence Abdelaziz Bouteflika » que le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, estimait le 06 décembre 2017 « (…) intellectuellement apte à gouverner ». Annihilant les questions posées au sujet de l’affaiblissement physique du premier magistrat, une telle assertion exerce une influence identique à la complaisance du natif d’Alger qui avec sa nouvelle pièce À Dieu s’apprête à plaisanter sur la mort. Aussi, nous lui dédions (au titre de clin d’œil posthume) cette cocasse et affective épitaphe tombale : « Guy Bedos, le con de ses Maures ! »