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mardi 15 juillet 2025
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Boîte algérienne à claustrer le désir : du syndrome Belikov

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L’œuvre de Tchekhov, L’Homme à l’étui (1898), dépasse le simple cadre littéraire pour offrir une clé de lecture implacable de la condition algérienne contemporaine.

Belikov, cet enseignant russe momifié dans une carapace de conventions, devient le reflet déformé, mais terriblement familier, de l’Algérien moderne, enveloppé dans un « étui » psychique fait de normes sociales asphyxiantes, de silences politiques calculés et d’un pragmatisme économique érigé en éthique de survie.

Cet étui, invisible mais omniprésent, n’est pas un accessoire mais une architecture existentielle : il redéfinit les frontières du possible, circonscrit l’horizon des désirs et mutile dans l’œuf tout désir d’émancipation.

Comme Belikov qui ne sortait qu’enveloppé dans sa gaine de cuir, l’Algérien chemine dans la vie publique et privée protégé par une bulle de rituels sociaux, de non-dits stratégiques et de prudence érigée en vertu cardinale, où la moindre transgression est perçue comme une menace existentielle.

La sacralisation des normes collectives, initialement conçues comme cadres protecteurs, a opéré une inversion toxique : la conformité est devenue une fin en soi. Les Algériens, des Belikov en devenir, entretiennent une relation fétichiste (Žižek, 1989) avec ces rôles prescrits, élevant la tradition au rang d’idole immuable comme le fonctionnaire tchékhovien idolâtrait les circulaires administratives.

Ce fétichisme génère une anxiété sociale pathologique où la peur de la transgression l’emporte sur le désir de vivre. Chaque initiative personnelle devient un champ de mines symbolique : choisir une carrière non conventionnelle équivaut à un suicide social, exprimer une opinion divergente à une provocation, etc.

L’espace public, théoriquement lieu de débat, se mue en scène de théâtre où chacun joue un rôle préétabli, où la sincérité est souvent punie et le masque récompensé.

Dans cette mise en scène collective, l’Algérien fuit le risque vital comme Belikov fuyait la vie, préférant la sécurité étouffante de l’étui aux incertitudes fécondes de la liberté. La conséquence en est une atrophie systémique de l’audace : pourquoi imaginer, créer ou contester quand le système récompense la docilité et punit l’originalité ?

Par ailleurs, l’autoaliénation de l’Algérien révèle un mécanisme plus néfaste encore que celui de Belikov : il ne subit pas passivement son étui, il en devient l’artisan zélé. En intériorisant le verdict social comme unique baromètre de sa valeur, il se dépossède de sa subjectivité au profit d’un moi stéréotypé, forgé et faconné par le renoncement au désir, un « étui transparent » où s’exhibent des performances désincarnées.

Cette autocensure, ne pas désirer, produit des existences en pointillé, des vies en mode mineur où l’énergie vitale est détournée vers la gestion obsessionnelle de l’image. L’espace social devient alors un « théâtre d’absences » : les corps sont présents physiquement – dans les cafés, les administrations, lieux de travail, les fêtes de mariages – mais les esprits, enfermés dans l’angoisse de la déviance, se détournent de l’échange authentique pour guetter en permanence d’éventuels  signaux de réprobation.

La responsabilité de cette claustration collective, Tchekhov nous invite à la chercher non pas dans l’individu mais dans le système qui le produit. Si Belikov meurt « heureux » dans son cercueil, ultime étui parfaitement hermétique, c’est parce que tout son entourage – collègues, voisins, autorités – a toléré, voire encouragé, sa pathologie par lâcheté ou confort.

De même, la soumission algérienne aux carcans normatifs est le fruit d’un écosystème complice. Les institutions – de l’école à la mosquée – exigeant une adhésion sans faille aux rituels établis, valident ce marchandage symbolique où la liberté est troquée contre une sécurité illusoire. Les familles, enfin, investies dans un « capitalisme rentier des apparences » où la réputation devient monnaie d’échange sociale, scrutent les conduites de leurs membres comme des dividendes à protéger.

Cette triple pression fabrique en série des « Algériens à l’étui », êtres rétrécis qui ne peuvent nicher leur soif de liberté que dans les interstices clandestins du système social – vivre ailleurs, pratiques artistiques souterraines, ….

Pour briser l’étui, Tchekhov ne propose pas de solution miraculeuse mais un impératif simple et radical: avoir le courage de « vivre autrement ». Pour l’Algérien, cela exige une révolution copernicienne intime : déplacer le centre de gravité existentiel de la conformité extérieure vers l’auto-détermination intérieure.

Concrètement, cela implique de déconstruire le fétichisme des normes par une « sociologie des émancipations » (Bacqué & Biewener, 2013), d’inventer des espaces de liberté interstitiels hors du contrôle normatif, et surtout de restaurer la confiance dans le potentiel individuel comme fin en soi. L’Algérien doit oser le geste que Belikov ne fit jamais : déchirer sa gaine psychique, affronter le vertige de l’autonomie, et accepter que la vraie vie – avec ses risques ainsi que  ses fulgurances – vaut mieux que la survie sécurisée.

La société dans son ensemble doit, quant à elle, faire émerger ses « Kovalenko », ces figures émancipatrice incarnées dans la nouvelle par le professeur de grec, c’est-à-dire des forces vitales capables de fissurer les étuis par l’exemple d’une authenticité contagieuse. Sans cette double dynamique – individuelle et collective – la société ne produira que des Belikov, magnifiquement adaptés pour durer dans un monde immobile, et parfaitement incapables d’y vivre.

Dr Hamaizi Belkacem

ENS de Sétif

Références

  • Žižek, S. (1989). The Sublime Object of Ideology. Verso.
  • Tchekhov, A. P. (2021). L’homme à l’étui. BoD-Books on Demand.
  • Sartre, J-P. (1960). Critique de la raison dialectique. Gallimard.
  • Bacqué, M-H. & Biewener, C. (2013). L’Empowerment, une pratique émancipatrice. La Découverte.

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