Dimanche 9 février 2020
« Bouteflika, l’histoire secrète », de Farid Alilat : naufrage moral, mensonge et rapine
«Bouteflika, l’histoire secrète » écrit par le journaliste Farid Alilat nous replonge dans la vie d’un homme qui incarne le chef d’une bande qui aura fait de l’Algérie la « mecque » de la prédation et de l’imposture la plus caricaturale qui soit.
Bouteflika rêvait à voix haute du pouvoir absolu mais manoeuvrait en secret et avec ce silence madré de diable pour y arriver. C’est cet individu revanchard, sans état d’âme et perfide que Farid Alilat décrit avec un luxe de détails.
Encore un livre sur Bouteflika pourraient dire certains, le mérite-t-il vraiment pourraient aussi s’interroger d’autres ? Evidemment oui. Ce «énième» livre sur cet individu qui a régné et conduit le pillage du pays pendant 20 ans est très intéressant. Il mérite qu’on s’y attarde, qu’on le dissèque pour ne rien oublier des compromissions les plus crasses, des coups bas et vilenies des hommes.
Ecrit d’une plume alerte, le livre se lit aisément, même s’il souffre de quelques petites redites. L’essentiel est vraiment dans ce travail de recherche et de reconstitution du parcours d’Abdelaziz Bouteflika.
« Vous me voyez président ? »
Commençons par la fin. Bouteflika n’aura été vrai que dans le mensonge, la rouerie et la tromperie, nous rappelle Farid Alilat. L’homme n’aura vécu que pour se venger. En 2014 déjà, il a réussi à tromper son monde. « A l’un de ses amis qui lui demande quelques mois plus tard (la présidentielle, NDLR) pourquoi il ne prend pas sa retraite alors qu’il est âgé et malade, Bouteflika répond : « J’ai attendu 20 ans pour arriver ici. Qu’ils aillent au diable ! ». Cette déclaration renseigne sur le mépris qu’a l’ex-président.
Fin janvier 2014, Louisa Hanoune lui rendait visite à la résidence de Zéralda. « Elle s’y rend à sa demande pour sonder les intentions du vieux raïs.(…) Lorsqu’elle l’interroge sur son intention de briguer un quatrième mandat, il marmonne en tirant la manche de sa robe de chambre : « Vous me voyez candidat dans cet état ? ». Et pourtant, il le sera. Comme en 2014, il tentera encore de tromper les Algériens en 2019. A moins d’un an de la présidentielle, c’est l’islamiste Makri qui a été chargé par Saïd Bouteflika de vendre à l’opposition un plan qui aurait pu permettre à Bouteflika de régner encore. Pour la bonne cause, Saïd Bouteflika « reprend langue » avec le général Toufik dont il se méfiait comme la mort. « Selon Saïd Bouteflika, c’est ou l’impopulaire Ouyahia ou, pire, le régime militaire. Les Bouteflika ou le chaos ». L’islamiste en bon soldat a bien tenté de convaincre quelques partis. Personne n’a voulu entendre parler d’une prolongation du mandat. Acculée le clan met sa machine en marche. Une villa est louée sur les hauteurs d’Alger et les hommes d’affaires qui ont financé les précédentes campagnes du président récoltent 8 milliards de dinars (60 millions d’euros). Il ne reste plus qu’à faire l’annonce officielle. Mais rien ne se déroula comme prévu. La machine se grippe.
La rue commence à gronder au lendemain de la réunion de l’alliance présidentielle à la Coupole. Les Algériens se dressent contre cet énième bouffonnerie. Pourtant Saïd continue à manœuvrer. Il tente avec le général Toufik pourtant traîné dans la boue quelques années auparavant par le clan Bouteflika de convaincre Liamine Zeroual de revenir aux affaires. Le vieux général, un temps floué, refuse. Les manifestations de plus en plus importantes sèment la panique au sein du clan au pouvoir.
Contrairement à 2014, son différend avec Ahmed Gaïd Salah le perdra. Et son grenouillage avec le général Toufik et les hommes d’affaires n’y fera rien. Saïd tente un dernier coup : il appelle Zeroual. Il lui apprend que le président allait limoger Gaïd Salah. Dans la foulée, il appelle Khaled Nezzar. Mais les jeux étaient faits.
Quand Bouteflika pique une crise
L’auteur raconte par le menu ces scènes dignes de polars où des généraux se retrouvent à négocier et à proposer l’Algérie sur un plateau. Après avoir « dribblé » les généraux en 1993, Bouteflika saute sur l’occasion qui lui serviront quelques généraux en 1999. Les Algériens peuvent toujours aller aux urnes ! « (…) Quelques heures avant la fermeture des bureaux de vote (…) Le ton de la discussion avec Toufik est violent. Bouteflika menace de repartir à Genève s’il n’obtient pas un score supérieur à celui du général auquel il s’apprête à succéder (…) Le chef des services secrets accède à toutes les doléances de Bouteflika », écrit Farid Alilat.
C’est le portrait d’un homme particulièrement autoritaire, retors, suspicieux, cachotier, voire menteur que décrit le livre. L’auteur raconte cette scène où Bouteflika soupçonne qu’il est mis sur écoute. « Ils sont chargés de m’écouter , je suis surveillé… » crie-t-il sur son directeur de cabinet avant de s’en prendre à son chauffeur capitaine du GIS. « Je m’en vais, je rentre chez moi… Ce n’est pas un pays ». Bien sûr il ne rentrera pas « cher lui ». Bien au contraire, il s’accrochera au pouvoir jusqu’à ce qu’il soit poussé dehors par les Algériens.
Le président « fainéant »
C’est un Bouteflika diablement fainéant que décrit Farid Alilat. «La lecture des dossiers ennuie Bouteflika et l’opposition de paraphe le fatigue ». L’auteur révèle que Bouteflika ne lit que les télégrammes diplomatiques. « Il n’a jamais consulté une note, témoigne Abdelaziz Rehabi, ancien ministre et ex-ambassadeur (…) Bouteflika préfère soliloquer sur le passé »
Que cela soit quand il était ministre des Affaires étrangères, après son limogeage ou durant sa présidence, Bouteflika avait un rapport pour le moins distant avec l’effort intellectuel ou le travail des dossiers. Il préférait faire le hâbleur, tant et si bien qu’on se demande comment il a réussi à se maintenir malgré tout comme ministre et président durant toutes ces années !
Pendant qu’on tue en Kabylie, Bouteflika voyage
Le 18 avril 2001, Germah Massinissa est assassiné dans la brigade de gendarmerie de Beni Douala. Très vite, la Kabylie s’embrase de 2001 à 2002. Les gendarmes tirent sur les manifestants. Il y aura 127 morts et plus de 500 blessés. En haut lieu, personne n’a donné l’ordre de cesser le feu. Silence radio. Ni le président, ni le chef du gouvernement Ali Benflis, ni le patron de la gendarmerie le général Boustlia, ni encore Yazid Zehouni dont les déclarations mensongères ont enflammé la rue.
« Aux premiers jours des émeutes, écrit Farid Alilat, il songe à quitter son poste. Comme en avril 1999 quand il menace de rentrer cher lui s’il n’est pas élu massivement, comme en août de la même année où il quitte le siège de la présidence en accusant les services de renseignements de l’avoir placé sur écoute, Bouteflika veut jeter l’éponge. Les généraux font pression sur lui pour qu’il reste ».
Il annonce une commission d’enquête qui sera confié à Mohand Issad. Ses conclusions seront enterrées comme tous les autres rapports. « Je ne crois pas à l’indépendance de la justice. La justice c’est moi. Les magistrats c’est moi qui les nomme, qui les dégomme. Ils m’obéissent », fanfaronne-t-il.
Trahison, manipulation, élimination, mensonges, perfidie… l’auteur ne passe rien à Bouteflika. L’homme a une très haute idée de sa personne. « Rachid Benyelles se souvient du propos que lui tint un jour l’ancien chef de la diplomatie : « L’Algérie n’a connu qu’un seul grand homme : l’émir Abdelkader. Et moi je lui ressemble un peu », écrit Farid Alilat.
Glaçant personnage. La lecture de ce livre nous éclaire sur les ressorts de la mécanique Bouteflika. C’est une plongée dans ces secrets
Ce livre est nécessaire car il nous rappelle l’inoubliable mal fait par ce clan à l’Algérie. Les 20 ans de règne du clan Bouteflika ont non seulement organisé la dilapidation de la rente pétrolière, le pillage généralisé mais aussi fait perdre des compétences précieuses et un temps précieux pour le développement du pays.
Les enchaînements étourdissants de scénettes des coulisses de réunions officielles, nourries de confidences prises sur un coin de table ou entre quatre murs de lieux interlopes du pouvoir font de ce livre une oraison funèbre d’un homme qui n’a réussi à laisser, au bout de 60 ans de carrière politique, que l’histoire d’un clan prédateur qui aura compromis la relance de tout un pays. Epoustouflant.
H.A.
« Bouteflika, l’histoire secrète », de Farid Alilat, chez les éditions du Rocher.